Après de multiples fausses annonces de retraite, il semble que seule la mort ait eu raison de la plus belle voix de la variété américaine. Frank Sinatra s’est envolé chanter avec ses complices Sammy Davis Jr et Dean Martin. Retour sur ses années Capitol et sa collaboration avec l’arrangeur Nelson Riddle.


Il avait l’allure typique de l’Italo-américain qui a réussi son intégration, très bien réussi d’ailleurs puisqu’il ne quittait que très rarement son feutre, son costume coupe droite sur mesure, sa cravate en soie pure assortie à la pochette et souvent négligemment desserrée et ses derbys italiennes cousues main toujours superbement vernies. D’aucuns diront que c’était la silhouette du parfait petit mafioso ! Seulement voilà, il y avait les yeux, d’un bleu profond, le sourire, large et ravageur, et le charme, craquant, swinguant (mot présent dans trois des titres de ses albums des 50’s chez Capitol). D’autant que la voix, un peu frêle au tout début quand il parlait, prit rapidement sa tessiture de baryton généreux, doué d’une incroyable technique d’articulation. En effet, pas une consonne, pas une voyelle qui ne soit clairement énoncée dans la diction alors que le visage demeurait impassible, que la pomme d’Adam ne bougeait pas, même si l’on sentait qu’imperceptiblement le haut des pommettes était comprimé pour une résonance parfaite dans le haut de la face. Des glissandi, passant du haut du spectre dans la gorge avec une incroyable élasticité, s’ajoutaient à cette technique inspirée du jeu de cuivre, mise au point notamment à l’écoute du trombone de son second chef d’orchestre Tommy Dorsey. Un professeur dont Sinatra eut du mal à se défaire quand il désira voler de ses propres ailes.

Lancé par la gigantesque major Columbia alors que ses semblables étaient en route pour libérer l’Europe et l’Asie du joug du totalitarisme, Frank Sinatra profita pleinement de son côté mi-latin mi-rebelle pour attirer les jeunes adolescentes à socquettes blanches (les sockers) dans ses filets. Il est d’ailleurs vraisemblable que les premières furent payées pour se pâmer devant le crooner pour la première fois en vedette au Paramount Theatre de New York.

Mais revenons à la musique et à la période sans doute la plus passionante de sa carrière, l’après Columbia. Jusque-là, Frank Sinatra accompagnait plus les formations de Harry James ou Tommy Dorsey qu’il n’était accompagné par elles. Son nom ne figure d’ailleurs pas sur les premières éditions d’époque alors qu’il est en gros sur toutes les rééditions sur disque compact avec mention « pochette originale » [sic].

Après quelques quinze ans passés au sein de formations de variété jazz sans génie, Sinatra signe chez Capitol et fait à cette occasion la rencontre de Nelson Riddle. Une rencontre qui marquera définitivement sa carrière. Encore un tromboniste/chef d’orchestre dont les arrangements émerveillèrent tant le chanteur que leur complicité musicale se poursuivit pendant quelques quatre-vingt-dix sessions d’enregistrements (de 1953, le 25 cm Songs for young lovers à 1966, le génialissime Strangers in the night sur Reprise, le label fondé par Sinatra en 1960).

Ensemble, Sinatra et Riddle développèrent un nouveau son (mélange subtil de cuivres et de cordes, ce qui tranchait avec les big band de cuivres et percussions habituels), une nouvelle voix (très en avant sans jamais avoir à forcer la tension des cordes vocales pendant les tutti d’orchestre), qui firent merveille sur des titres désormais classiques tels I got the world on a string (1953), I get a kick out of you (1954), le drôlissime Love and marriage (1955), Memories of you (1956), I got you under my skin (1956), Hey ! jealous lover (1956), I got plenty of nothing (1956), Night and day (1957) (Toutes chez Capitol, cf. The Capitol Years, coffret de trois CDs), et jusqu’à Strangers in the night (1966), Call me (1966) et My baby just care for me (1966).

Quelques anecdotes pour finir : en 1954, le meilleur album selon le Billboard est Swing easy, le second 25 cm sorti chez Capitol, le meilleur single Young at heart et le meilleur chanteur, Frank Sinatra, forcément (également classé premier par Metronome) ! Pour l’album suivant, Songs for swingin’ lovers, il manquait trois chansons à la fin des sessions. Nelson Riddle composa les arrangements en une nuit, dont celui de I got you under my skin, devenu immédiatement un classique. Avec cet album sorti le 31 mars 1956, Frank Sinatra fut découvert par une nouvelle génération (de filles en particulier) qui se mettait au rock de Presley au même moment. On peut à ce sujet faire le parallèle avec l’année 1963 en France où Charles Aznavour et Johnny Hallyday étaient également appréciés par une partie de la jeunesse (cf. référendum Salut Les Copains : 1er, Johnny, 2ème, Aznavour).

Dans les années cinquante (autrement appelées « années Capitol »), Frank Sinatra cumulait enregistrements, tournages et concerts à travers le monde. Le réalisateur George Sidney lui demanda un jour comment il parvenait à cumuler toutes ces activités. Ce à quoi le crooner répondit : « Très simplement. Chaque chose en son temps. » Il semble qu’il n’y ait que l’éducation et les bonnes manières qu’il ait laissé de côté. D’origine modeste, Frank Sinatra distribuait nombres de coups de poings et parlait et jurait comme un charretier (envers lesquels nous n’avons qu’amitié et respect !). Un comportement qui faisait pourtant des émules. Sammy Davis Jr ne déclara-t-il pas : « J’aurais voulu être aussi mauvais garçon que lui ». Il n’y avait donc pas que sa voix qui faisait des envieux !