Diabologum, groupe iconoclaste et surréel de la fin des 90’s, a splitté pour devenir à ma droite Experience, à ma gauche, Programme. Entretien en face à face au moment de la sortie de leur opus respectif.

– version intégrale de l’entretien publié dans Chronic’art #14, en kiosque –

Chronic’art : Comment définiriez-vous vos trajectoires respectives, depuis Diabologum ?

Michel Cloup : « Définir », c’est trop précis…

Arnaud Michniak : Oui, on est dans l’expression, pas dans la définition. Ce n’est pas trop notre travail de « définir », et à la limite, les gens qui « définissent », ça nous fait chier.

M.C. : Plutôt que définition et enfermement, disons qu’on a toujours été dans une idée de s’échapper, de faire des choses différentes, ne pas être toujours saisissables. Déjà avec Diabologum, à l’époque, les gens disaient : « Diabologum : trois albums qui n’ont rien à voir ». Même si je ne trouve pas que ces trois albums n’aient rien à voir. Il y a des erreurs et le troisième est sans doute le plus abouti…

A.M. : Mais c’est aussi le plus premier degré. Alors qu’on était dans une optique beaucoup plus conceptuelle pour les deux premiers. Même avec le second, qui était pourtant très pop. Après, je me demande si on a creusé un sillon ou pas. Quand je vois les nouveaux groupes rock français, je me dis que c’est plutôt un groupe comme Noir Désir qui a généré ce rock à guitare avec des textes en français.

M.C. : Malheureusement, si j’ose dire, je trouve qu’on me parle beaucoup de Diabologum. En Espagne surtout… Je ne sais pas si on a marqué les esprits. Moi, j’ai mal vécu la fin de Diabologum : il ne s’est rien passé et plein de disques clairement influencés par nous sans que les gens ne le disent vraiment sortaient. Moi, à l’époque, je n’étais pas très bien, ça m’aurait fait plaisir que les gens citent plus Diabologum comme influence.

A.M. : C’est plutôt un signe positif, ça veut dire qu’on a eu une incidence sur la musique en France.

M.C. : Mais on a un peu raté notre coup. On avait 20 ans, 21 ans… Ce qu’on voulait exprimer chacun de notre côté à été réuni sur le #3, mais après ça partait trop dans des directions différentes – même si on a une base commune – pour qu’on arrive à faire le lien, ensemble, sur l’après Diabologum. Ensuite, il y a eu d’autres problèmes… Mais sur les derniers morceaux de Diabologum, il y a une scission artistique évidente. Et en même temps, on arrivait à accorder ces deux points de vue assez proches. D’ailleurs, les derniers titres étaient des morceaux à deux voix, avec deux textes, où on sentait la scission, où on l’entendait, et en même temps c’était la réunion des deux. C’était assez bien, audacieux et réussi.

A.M. : On a utilisé des voix extérieures aussi, comme cet extrait de La Maman et la putain dans #3. Il y avait toujours un aspect critique, mais une critique qui n’était pas unilatérale, à la fois par rapport à la société et par rapport à nous-mêmes.

M.C. : On était à fond dans la critique de nous-mêmes ! J’ai un peu laissé tomber cet aspect depuis. On avait aussi d’autres préoccupations, et on a évolué…

A.M. : Avec ce groupe, surtout sur le troisième album (#3), on essayait d’avoir un discours un peu général, et en se séparant, on est parti chacun de notre côté sur des choses plus personnelles. Le moment où on s’est séparé est aussi le moment où on a changé de siècle. Même s’il ne s’agit que de chiffres, c’est toujours important de changer de millénaire. Beaucoup de gens pensent que pas mal de choses ont changé pendant cette période-là…

M.C. : A un moment donné, il fallait que ça respire, que chacun suive sa voix. C’est difficile d’écrire des chansons et des textes en étant deux au sein d’un même projet. C’était pas évident de toujours chercher le lien entre nos deux manières de voir les choses et et de les retranscrire. En même temps, on s’est aperçu qu’il y en avait plus qu’on ne le pensait lorsque nos albums solos respectifs sont sortis.

A.M. : C’était peut-être aussi une étroitesse d’esprit à ce moment-là, parce que finalement, on n’était pas si éloignés que ça. Si on sépare le monde en deux, on sera du même côté.

M.C. : Mais je pense que c’est quand même différent, et tant mieux, c’est ce qui fait la force et la singularité d’Experience et de Programme. Et puis ce sont des projets qui évoluent… Après le split de Diabologum, chacun a tracé sa voix comme il en avait envie. J’ai essayé de remonter de mon côté un projet avec d’autres gens. Ça n’a pas toujours été facile, mais j’ai l’impression que ça commence à prendre forme. On aurait pu attendre de Programme un album plus évident que le premier, mais je crois que c’est le contraire. Et après un premier album d’Experience plus ouvert, on a brouillé les pistes avec le deuxième, plus dur. On a un peu continué le brouillage de pistes entamé avec Diabologum. Moi, il m’a vraiment fallu ce nouvel album pour trouver mes marques.
Parce que le premier était hybride, entre des compos personnelles, l’arrivée d’autres musiciens qui ont donné un penchant rock au disque, ce qui n’était pas prévu au départ… C’est un mix d’album solo et de d’album de groupe. La cohésion de groupe est beaucoup plus forte aujourd’hui. Les projets évoluent, avancent.

A.M. : Après la séparation de Diabologum, on aurait pu penser que je partais avec Programme dans une forme de radicalisation et que toi tu partais dans une expression un peu plus personnelle.

M.C. : Toi aussi c’était personnel, mais plus noir, plus sombre.

A.M. : Maintenant tu reviens avec quelque chose de plus dur…

M.C. : Oui, on ne se refait pas. On a la même base, les mêmes fondations, mais pas tout à fait la même finalité : c’est personnel, mais j’entends un truc plus destructeur dans Programme, plus noir.

A.M. : Destructeur, ça a une connotation négative. Mais il y a toujours eu un aspect positif dans notre travail, déjà avec Diabologum, même si ça semblait très noir.

M.C. : Pour le premier album d’Experience, je me suis entendu dire qu’il était « ultra glauque »… L’oreille des gens est tellement biaisée que si tu ne fais pas un truc ouvertement joyeux ou drôle, tu te retrouves dans la case des rabats-joie qui font de la musique noire, glauque.

A.M. : Dès que tu mets un petit grain de sable, les gens se demandent : « mais qu’est-ce qu’il a lui avec son petit grain de sable, il a un problème, ça va pas ? ».

M.C. : Tout s’est vachement schématisé, formaté. L’oreille s’est formatée et les gens, bien plus qu’avant, ne font plus de nuances : c’est blanc ou c’est noir. Il faut y aller avec les gros sabots pour que les gens comprennent ce que tu veux faire.

A.M. : Ce qui n’est pas du tout réaliste en plus… dans la vie, ça ne se passe pas comme ça.

Vos parcours sont intéressants si on les observe l’un par rapport à l’autre. Aujourd’hui, quelles divergences vous séparent et quels points communs vous réunissent ?

M.C. : On va peut-être commencer par parler de ce qui nous réunit, avant de se fâcher ?

A.M. : Ce qui nous réunit : on vient du Sud tous les deux, à peu près de la même classe sociale, la classe moyenne disons, et on a une approche autodidacte de la culture. On s’est reconnu dans des livres, des films, des disques, parce qu’on se faisait chier et non pas parce que des gens nous disaient quoi lire ou écouter.

M.C. : Ce qui nous a réunit au départ et nous réunit encore surtout, c’est donc l’ennui.

A.M. : Et le fait de bosser ne nous excitait pas beaucoup.

M.C. : L’époque nous semblait extrêmement ennuyeuse. Et aujourd’hui, elle nous semble toujours extrêmement ennuyeuse, mais aussi beaucoup plus dure.

A.M. : C’est un ennui autoritaire.

M.C. : A l’époque on écoutait des disques, aujourd’hui des MP3s.

A.M. : Ce qui nous a réunit c’est la mixité. On écoutait du rock, des poètes des films.

M.C. : Il y a eu complémentarité autour des influences de chacun. Faire découvrir à l’autre autre chose. On avait envie de faire des choses différentes ou différemment.

A.M. : Donner une autre version. Pas être dans les schémas de la culture telle qu’elle est définie. Sortir des autoroutes culturelles, revendiquer le droit à être décevant.

M.C. : A propos de notre portée politique : j’aime la façon dont John Cassavettes conçoit un tournage, une équipe, travaille en osmose avec des gens, recrée une communauté, fait de son cinéma un cinéma politique, même si ses films ne sont pas forcément politiques. C’est la manière de faire qui compte. La base de la politique, c’est d’arriver à travailler, à vivre, à échanger avec des gens, de manière à ce que tout le monde reste soi-même tout en participant à un projet commun. Un dépassement de soi-même dans la communauté.

A.M. : Programme était plus frontal : notre ambition était d’exprimer un refus, très directement.

M.C. : Avec Experience, j’avais envie de dépasser ce que j’avais engagé avec Diabologum, cette idée de refus, de renoncement… Même si c’est utopique, parfois un peu lourd dans l’énonciation, j’essaie de dégager quelque chose de positif de toute cette merde… C’est ce qui nous sépare, je crois : j’ai besoin d’une énergie, d’un espoir, d’un début de formulation positive, pour essayer d’envisager quelque chose.

A.M. : Le refus n’est pas forcément un renoncement… Moi, l’espoir ne m’a pas quitté, même si j’assume la noirceur de mon propos. L’espoir, c’était aussi de regarder cette noirceur en face et de la décrire, avec une énergie. Si j’avais eu l’impression de me regarder les pieds, je ne l’aurais pas fait… Heureusement qu’il y a la magie de la musique d’ailleurs. Même si tu es face à un type qui est vraiment la tête dans le sac, le fait qu’il arrive à l’exprimer grâce à la musique permet à la vie de continuer à parler.

M.C. : Moi, j’ai besoin de l’exprimer plus encore. Je sais que le fait d’y aller avec mes gros sabots ou de faire des choses plus légères pour décrisper l’ambiance a pu disqualifier parfois mon propos. Mais je veux que cette énergie soit visible. Ca gênait certaines personnes qu’il puisse y avoir un message d’espoir formulé de manière un peu naïve… Mais j’ai besoin de ça dans les moments où je fais l’addition. J’ai besoin de choses un peu connes, un peu naïves, pour pouvoir me dire que ça en vaut la peine. Sinon, j’arrive à me faire démonter très facilement, tout devient trop lourd pour moi. J’ai besoin de désamorcer.

A.M. : Je suis d’accord, mais c’est aussi quelque chose qu’on fait déjà tous les jours dans la vraie vie : désamorcer, positiver. Dans un projet artistique, tu peux aussi vouloir être différent… On peut garder cette exigence morale et réaliste, sans tomber dans une espèce de complaisance.

M.C. : Sans parler de complaisance, je suis d’accord avec l’idée de ne pas forcément être soi-même, de ne pas forcément être identifiable dans ce que tu fais. Parce que l’art, c’est d’abord une représentation. Sinon ça ne ferait rêver personne et ça ferait chier tout le monde. Mais en même temps, j’ai besoin de trouver la force de me dire que je ne fais pas tout ça pour rien. Toi et moi on est encore là, on fait encore des choses, alors qu’on aurait pu se décourager. Le succès ne nous a jamais terrassés, on est toujours sur le fil, on n’est pas tranquille. On n’est pas installés. Je ne fais pas tout ça pour rien. Ce n’est pas incompatible…

A.M. : Le disque de Programme qui sort, Bogue, correspond à une recherche plus personnelle, plus abstraite. Beaucoup moins directe. On essaie de parler des mécanismes psychologiques dans lesquels on se met, dans lesquels on est.

M.C. : Avec Experience, il y a des moments où j’ai l’impression d’être vraiment comédien, avec des chansons à travers lesquelles je me suis mis dans la peau d’autres gens.

A.M. : Moi je n’y arrive pas, ça. Et je ne suis pas sûr que les gens s’en rendent compte, de cette distinction… Mendelson dit ça aussi : « Moi, ce sont des personnages, ce sont eux qui s’expriment », mais il n’empêche que lui est toujours très présent aussi derrière.

M.C. : Mais on a toujours été esclaves de nous-mêmes. On a les défauts de nos qualités : à force de brouiller les pistes, j’en suis parfois devenu tellement insaisissable qu’il y a eu des moments où je me suis dit qu’il fallait que je laisse les gens plus facilement venir à moi, à ce que je fais. Et en même temps c’est un truc qui peut-être dangereux. Mais pas toujours brouiller les pistes : être plus clair, moins alambiqué, plus simple. Sans oublier la durée d’un album… Faire dix fois le même morceau pour un album entier, ça me paraît pas jouable.

A.M. : Avec Programme, on n’a pas arrêté de chercher des formes différentes. Après, au niveau du fond, des textes, ça avait un sens pour nous de retravailler toujours la même chose, d’y revenir tout le temps, essayer d’épuiser le sujet. Il y a une poétique et une politique de ce geste là, comme les peintres qui font toujours le même tableau…

M.C. : Il y a une constance dans Experience aussi. On commence la promo du nouveau disque d’Experience et les gens nous disent : « C’est plus dur », alors que j’ai l’impression moi de défendre les mêmes idées que dans le premier album. Simplement, elles ne sont pas formulées exactement de la même manière. Et les aspects sombres sont peut-être plus sombres encore. Peut-être que je suis un peu plus en colère que la dernière fois.

Je pense que vous vous rejoignez sur l’idée que la performance musicale est une expérience, qui peut mettre à mal les limites de l’auditeur (psychologiques, physique), et aussi un programme, qui peut modifier les comportements de l’auditeur. Qu’en pensez-vous ?

A.M. : Effectivement, on a créé Programme dans le but d’avoir une réelle incidence sur l’auditeur. C’est pour ça qu’on était aussi directs, sur disques et en live. On ne voulait pas simplement sortir des disques, faire des concerts, ou obtenir un statut social grâce à ça, mais avoir vraiment une incidence sur les gens, sans être dictateurs, mais de façon à leur dire : « Voilà ou nous en sommes, voilà ce à quoi nous sommes poussés… on n’a pas forcément envie de faire les pitres sur scène, de se faire mal et de dire les chose qu’on dit, mais on le fait parce que, vraiment, il y a un problème, et on aimerait qu’on commence à parler de ce problème, à y réfléchir, à repenser des choses pour qu’on puisse l’aborder un jour… ». Et ceci, autant sur scène qu’en interview, par rapport à une attitude, avec la place qu’on peut occuper dans l’espace médiatique… Car cette vitrine médiatique, on a toujours envie qu’elle ne soit pas là, ou qu’elle explose. En tout cas que quelque chose se passe, juste qu’un truc se passe. Pour le spectateur, que quelque chose se passe non pas seulement en tant que voyeur, parce qu’il a vu des gens sur scène qui prennent un peu de risques, mais qu’il se passe quelque chose de plus fort que ça, qui le remue dans son coeur, dans ses tripes. C’est vraiment dirigé : le programme était de modifier l’auditeur.

M.C. : Moi, l’Experience, c’était autre chose. Justement. La fin de Diabologum m’avait laissé dans un rapport tendu avec le public. J’en ai un peu souffert personnellement : j’ai eu le sentiment que ce n’était pas en accord avec mon caractère, j’ai eu l’impression d’une méprise, vis-à-vis des gens. Que les gens ne saisissaient que l’aspect « contre », froid et peut-être méprisant à leur égard -alors que diabologum n’a jamais été méprisant vis-à-vis du public. Je ressentais une frustration dans cette posture d’agression vis-à-vis du public. Même si ce qu’on fait avec Experience aujourd’hui relève aussi de l’agression, mais sonore. Or j’ai envie d’être « avec » les gens plutôt que « contre » eux. J’ai travaillé là-dessus avec Experience, je ne sais pas si j’ai réussi, mais j’avais envie d’être moins agressif avec les gens, plus proche, plus touchant, moins froid. Et on a essayé de développer ça sur scène, je ne sais pas si on a réussi… C’est notre côté tendancieux : on oscille entre l’agressivité, la dureté, et sans faire des chansons feu de camp à la Hugues Aufrey, on veut aussi arriver à faire comprendre aux gens qu’on est avec eux, et pas contre eux. C’est ce qui me frustrait avec Diabologum. Depuis, c’est un peu ma lutte personnelle, si je dois être agressif avec les gens, je dois l’être d’abord avec moi-même ; si je dois être moqueur avec les autres, il faut d’abord que je sois capable de l’être vis-à-vis de moi-même.

A.M. : Mais moi je n’ai jamais considéré l’agressivité déployée en concert comme une agressivité dirigée vers le public. Cette agressivité sort et le public y prend part, la reçoit, et peut à son tour avoir envie d’être agressif. C’est comme un effet miroir. Avec Diabologum, les morceaux étaient nos médiums. Ce n’est pas nous qui étions désagréables, mais les choses qu’on exprimait. Et c’est ça qui permettait à certaines personnes de s’y reconnaître aussi. Ce n’était pas nous : on faisait des chansons, avec des musiques, des textes écrits et réécrits…

M.C. : Mais à l’époque de Diabologum, j’étais plus jeune, et quand je montais sur scène, j’avais l’impression de tenir un rôle. Je ne me reconnaissais pas.
A.M. : C’est problématique, c’est une impression que j’ai souvent, même dans ma vie de tous les jours… Mais aussi, dans ces cas-là, on est « au service » : au service des chansons, au service des choses qu’on essaie d’exprimer… Mais tout ça vient de l’époque finalement : on venait du punk, une musique et une attitude du refus…

M.C. : Oui, mais il y avait un côté fun dans le punk, un côté plus ludique, qu’on n’avait pas avec Diabologum. On était plombés… Moi, j’avais du mal à faire une séparation entre le moment où je montais sur scène et la vie de tous les jours. Ca m’a affecté physiquement même. Tous les soirs, je quittais la scène, j’étais mal. Et aujourd’hui, je ne veux plus sortir de scène dans cet état là.

A.M. : Oui, mais c’était difficile de « faire tâche » en restant festif. On ne s’est même pas forcé, on l’a fait comme ça. Moi aussi, je trouvais ça lourd parois, au niveau personnel, et avec Programme encore plus, parce que j’étais seul à chanter. Mais j’ai toujours pensé que ça avait un sens. Pour moi, la tournée de Programme a été très lourde, mais en même temps, c’est très rassurant de voir des spectateurs venir nous dire que le concert les a marqués, parce dans ce cas-là, tu retrouves un contact encore plus fort. Même si ce n’est pas souvent…Est-ce que ce n’est pas le prix à payer ? Ca déborde toujours un peu forcément.

M.C. : Non. Je ne suis pas d’accord avec ça. Ca doit déborder, mais pas autant. Moi, je ne l’assumais plus. Aujourd’hui, j’ai envie d’ouvrir des portes, même s’il y a un rideau devant. Quand je descends de scène, j’ai envie d’aller parler aux gens, d’être bien. A l’époque de Diabologum, en dehors des histoires personnelles, je me taisais et je restais dans un coin…

Vos deux projets ont une portée politique. Quelle devrait être selon vous la place et le rôle du musicien dans la société ? Que pensez-vous de la prise de parole politique des musiciens ? Est-ce que l’engagement doit passer par l’adhésion ?

M.C. : On a fait un petit film pour la sortie du nouveau Expérience, avec un texte d’introduction : « Les plus pessimistes d’entre nous passaient pour des rabats-joie, les plus optimistes ont aujourd’hui rejoint notre camp ». Il y a plein de gens qui commencent à réaliser que c’est un peu la catastrophe. On pourrait parler pendant des heures de politique : la construction de L’Europe, à l’époque où la gauche était majoritaire dans la plupart des pays d’Europe, constater à quel point la droite aujourd’hui majoritaire, travaille de plus belle pour perpétuer cette Europe… Le musicien là-dedans… Est-ce que le musicien va chercher son prix en disant « merci beaucoup » ou est-ce qu’il va chercher son prix en disant « c’est dégueulasse, c’est trop injuste », ou est-ce qu’il ne va pas chercher son prix du tout ?

A.M. : Nous, on ne nous a jamais encore proposé de prix… On est du côté de la majorité : la majorité ne reçoit pas de prix. Aujourd’hui, il faudrait se rassembler, et pas autour des gens qui sont dans le confort et qui sont très loin des préoccupations sociales du quidam. Il faut se rassembler entre quidams.

M.C. : On fait partie d’une génération qui a enregistré en direct tous les échecs idéologiques des 50 dernières années, et jusqu’à maintenant, on était encore dans « La Société du spectacle », dans le questionnement : « qu’est-ce que je fais ? J’y vais, j’y vais pas ? J’agis ou pas ? Comme un mouton ou prostré dans mon coin ? ». On était un peu coincés dans ce questionnement. Aujourd’hui, c’est clair qu’on se dit qu’il faut y aller, on arrête les conversations intellos…

A.M. : Faut y aller. Il faut arrêter les références systématiques, la réalité nous rattrape, il faut vraiment choisir son camp. Ce n’est pas la même réalité pour tout le monde : il y a des gens qui profitent et des gens qui morflent, et c’est injuste.

M.C. : Que cette époque soit encore plus cauchemardesque que prévu a quelque chose de positif (en même temps, pas complètement, parce que les choses avancent à pas de fourmis), mais il y a quand même des trucs à propos desquels on peut réfléchir ou repenser, pour la France et l’Europe. Pourquoi s’aligner sur un modèle occidental qui est déjà vieux ? Les Etats-Unis c’est de la préhistoire, ça s’écroule, ça brûle, c’est déjà en état de disparition. Pourquoi s’aligner sur des modèles aussi dépassés ?

A.M. : Il faut trouver d’autres moyens de se rassembler. Parce que le discours médiatique ne vise qu’à diviser. Il faut trouver d’autres moyens, hors de ce système. Il faut s’organiser, agir.

M.C. : Après, moi je garde une certaine réticence devant la foule. J’ai participé à des manifestations. Demander une autorisation à la préfecture pour manifester, c’est déjà représentatif du simulacre de démocratie dans lequel on est. Si les manifs avaient fait changer les choses, on le saurait. Tout comme si les chansons de Bob Dylan avaient fait bouger le monde… Depuis la fin des 60’s, on n’en serait pas là aujourd’hui. Ma seule frustration, c’est que je ne me reconnais pas non plus vraiment dans cette action politique.

A.M. : Oui, parce que c’est dépassé. Ce sont de vieux mouvements, qui ont existé dans une autre réalité historique. Aujourd’hui, il faut trouver de nouvelles formes de représentation, des nouveaux moyens de se rassembler. Nous on est à la bourre et eux ils sont en avance…

M.C. : Renouer le dialogue, ça passe aussi néanmoins par le fait de parler aux gens dans la rue quand ils sont dans la rue. Je comprends qu’il y ait des gens qui ne bougent pas, mais je n’admets pas la complainte de l’occidental… Je pense qu’aujourd’hui, à travers quelques actions concrètes, dans la rue, il y avait un point de départ à un changement véritable. En tout cas, moi je me suis senti mieux dans l’action, dans le fait de participer à des manifestations, d’aller hurler devant la mairie de ma ville, de forcer les portes du parti au pouvoir, de débrancher les câbles de l’ordinateur. C’est un point de départ, et je pense qu’il y a encore des choses à inventer.

A.M. : Il faut aussi recréer des liens, concevoir des raisons de se rassembler.

M.C. : Mais je crois que ça prend en ce moment. Moi, je cherche toujours, avec mon bon petit côté positif. Les manifs les plus fortes pour moi étaient celles où les gens ne manifestaient pas par corporations, mais tous ensemble. C’était bien.

A.M. : A partir du moment où on commence à manifester en dehors des corporations et des compartiments socioculturels, c’est qu’il y a de l’espoir.

M.C. : Agissons d’abord, on réfléchira ensuite.

Propos retranscrits par

Lire notre chronique des albums de Programme et Expérience