On a voulu faire de Bret Easton Ellis le phare événementiel d’une nouvelle « Lost Generation » ou d’une « Blank Generation ». Avec son dernier roman, Glamorama, publié depuis six mois aux Etats-Unis, on s’est enfin rendu compte que Ellis, en bon technicien incontrôlé du chaos, est bien plus qu’un repère hâtivement placé au hasard du paysage littéraire américain.

Emergeant très jeune de la vacuité des années 80 avec son premier opus Moins que zéro, Ellis nous présente un monde de sitcom uniforme. L’univers Ellisien, c’est l’au-delà de « Beverly Hills 90210 », comme les chutes entropiques d’une sitcom normalisée d’Aaron Spelling. Une sitcom sans morale donc, une distanciation éminemment clinique qui lui a valu le fait d’être rangé dans le rang des nouveaux minimalistes. Minimal techno en effet que cette narration à la stase hachée, aux brusques poussées de sens et d’émotions qui retombent toujours dans une banalité riche, bronzée et cocaïnée. Ce que la société américaine a produit de meilleur c’est sûrement d’ailleurs ces personnages Ellisiens, sortes de ponts préconstruits entre un idéal yuppie des années Reagan et la pré-génération perdue des années 90. Moins que zéro et le deuxième opus, Les Lois de l’attraction, sont des pierres angulaires, des points de fuite vers d’autres devenirs-textes chez Ellis. Roman de Jeunesse, d’apprentissage même a-t-on dit ; Ellis coupe pourtant brutalement avec les mièvreries adolescentes, moralistes de Hesse et consorts. Non, en pleine opposition par exemple à Salinger ou Mailer, il casse le rythme de la narration, et nous délivre des informations brutes et policées, à l’image de ces enfants yuppies en pleine descente devant MTV, Zombies en devenir.

On a alors cherché vainement à le rattacher à d’illustres ancêtres ou à des contemporains ; on en revient alors rapidement à des écrivains comme Jay Mc Innerney ou Douglas Coupland. Le premier partage avec Ellis cette acuité critique distanciée envers une société yuppie mort-née. Et pourtant, la comparaison s’arrête vite : là où Mc Innerney en rajoute sensiblement dans l’essence même du roman qui est la narration, Ellis épure et suit la ligne blanche cocaïnée qui l’amène le plus vite possible à l’information, au saut quantique dans le sens du commun. Coupland quant à lui ne saurait être totalement comparé à un auteur qui, contrairement à lui, s’intéresse plus à des thèmes « classiques » que purement technologiques.

Car il faut bien l’avouer, l’univers thématique d’Ellis ne se démarque pas si franchement de beaucoup d’écrits ; le schisme se fait dans l’approche qu’il choisit. Quand c’est une jeunesse dorée qu’il décrit, jamais à aucun moment la violence dure et froide ne tourne à un existentialisme méprisable ou à un réalisme condescendant. Ellis est bien plus essentialiste au sens où il livre sans incursion autoriale évidente des faits bruts, délivrés de tout écrin idéologique.
Et c’est bien là où le schisme entre l’auteur et les critiques s’est effectué. Quand son troisième opus, American psycho, sort en 1991, Ellis a droit à la désormais bien connue réaction d’une frange puritaine qui veut brûler ce texte aux passages crus, cliniques, distanciés et froids. Plongée dans l’horreur pour certains, immersion en eaux troubles du yuppie reaganien de base, en tout cas American psycho fait grand bruit en laissant le lecteur entrer dans ce que Bentham et Foucault nommaient le Panopticon, cette prison modèle où seul le gardien voit tout le monde, sans être vu.
Le héros du livre, Patrick Bateman, trader le jour, tueur certaines nuits, passe son temps dans cette tour en verre dépoli qui l’isole des autres réalités environnantes. Entre deux Xanax, quelques passages chez le teinturier chinois pour faire laver ses draps, et l’achat du dernier modèle de TV portative, Bateman achète pistolets à clous et rats affamés, loue des call-girls de luxe qu’il ne rend pas en état de marche et s’amuse de la ludicité de cet immense terrain de jeu qu’est enfin devenu son monde. Jamais tout au long de ce livre tout à la fois minimal et saturé, la Justice, le Bien, le Mal en tant que données communes n’interviennent. Débarrassé de ces invariants moraux, le lecteur est enfin dans les rouages d’une machine textuelle et psychologique qui se déraille tout en gardant une cohérence interne étonnante. A l’image du Seul contre tous de Gaspard Noé sorti cette année sur les écrans, le visage du lecteur/spectateur est collé violemment contre la fine vitrine de la vie du serial-killer, et est totalement aspiré, subissant un viol narratif inconscient.

Il y a en effet un « avant » et un « après » American psycho. Comme pour mieux souligner cet incroyable statut hybride de best-seller et de livre brûlot, le roman se mythifie à une vitesse vertigineuse. Bateman devient une icône à part entière, Ellis le chef de file d’une école évanescente, la trilogie divine rat/Patty Winters show/pistolet à clou fait rage dans les chaumières hype du monde entier et finalement, le quartier de la bourse devient pour le lecteur un endroit mixant fiction et réalité où des milliers de Bateman marchent rapidement, le nez encore coulant, dans leur costume Armani impeccablement repassé par le blanchisseur du quartier Chinois. Comme le disait Hunther Thompson dans ses carnets Gonzo, « Everybody’s goin’ psycho ». Ellis l’a mis en pratique.

Dire que fiction et réalité se rejoignent tient de la Lapalissade la plus commune. Ellis fait voler en éclats ces notions ridiculement fixées de réel, de fiction, de bien, de mal, rejoignant le romancier Franco-schizo-canadien Maurice Dantec : « toutes nos certitudes sont en train de s’évanouir sous la pression darwiniste de la flèche du temps et de la mutation anthropologique : nos anciennes dialectiques, vie/mort, bien/mal, création/destruction, beau/laid, vérité/mensonge, fiction/réalité, subjectivité/objectivité, esprit/matière, conscient/inconscient, oppression/résistance, liberté/tyrannie, crime/justice, civilisation/barbarie, progrès/chaos, nature/culture, économie/politique, art/science, machine/corps, sont désormais soumises sans ménagement à l’interrogation supercritique. » (La Fiction comme laboratoire Anthropologique expérimental, in Les Temps modernes, Novembre 1997, p. 274). Chez Ellis, seul le chaos des notions et des pré-données est réel, le reste est à construire individuellement.

Avec Glamorama, Ellis nous revient dans une forme comparable à l’épopée Bateman, même si la création d’un tel mythe n’est évidemment plus possible. L’après American psycho s’applique en effet autant aux autres romanciers qu’à lui-même. Glamorama, c’est l’extension du domaine de la lutte aux années 90, pour paraphraser Houellebecq. Le lecteur sort du monde des traders pour plonger dans celui du mannequinat, de l’actoriat et de tout ce qui induit la représentation. Monde étrange où l’on dynamite le café de Flore, clin d’œil jouissif à des écoles intellectuelles mort-nées. Emmanuelle Béart laisse des messages sur un répondeur ; Naomi Campbell se fait un rail pendant que dans la pièce d’à côté une chanteuse-starlette subit les assauts sodomites d’un invité anonyme qui y nettoie son Uzi 9mm. Le monde décrit est le même, mais comment le reprocher à Ellis ? Nier l’unicité d’un système anionique est absurde et Ellis l’a compris. Dans cette même avancée de différences et de répétitions à l’infini, c’est sur un rythme minimal techno que se déroulent les non-intrigues où évoluent des personnages fantoches dans des paysages clinifiés par l’uniformité post-snuff movie des murs diaphanes et des futons défaits où résonnent le bruit blanc du phrasé Ellisien : « Fin des années 90 »; « Seules les étoiles sont réelles »; ‘This is not an exit’.

Lire notre critique de Glamorama
Voir notre entretien avec Bret Easton Ellis