Etienne Charry, barbu, nous parle en douceur dans un café-tabac de Aube radieuse, serpents en flamme. L’album de la maturité ?

Chronic’art : Ce nouvel album a du être un gros travail de montage, de mixage… Comment as-tu procédé ?

Etienne Charry : Il y a plusieurs étapes. L’arrivée d’embryons de morceaux d’abord, qu’on essaie de rendre ensuite un peu plus écoutables en leur donnant un peu de substance, d’existence. Puis on prend du recul par rapport au morceau enregistré, on voit ce qu’on va garder ou pas, comment retourner un peu tout ça, comment être pleinement satisfait de ce qu’on a fait, ceci grâce au logiciels informatiques. Ce n’est pas forcément nécessaire, mais c’est ce que j’aime faire : superposer, juxtaposer, passer d’un morceau à l’autre en douceur…

On a l’impression que le disque est comme un enchaînement ininterrompu d’associations d’idées…

Oui, mais il ne s’agit pas forcément d’idées rationnelles ou construites, car leur enchaînement est d’abord déterminé par une émotion musicale, quelque chose de difficile à attraper, pas toujours logique. Sur certains enchaînements d’ailleurs, le cerveau ne peut plus suivre, n’analyse plus, c’est juste l’oreille qui reçoit, qui entend quelque chose qui fait plaisir ou qui crée une impression de mystère. C’est ce que je recherche. Je peux parfois l’obtenir avec une chanson de facture classique, mais aussi via des expériences, en laissant vivre les morceaux, en les laissant aller dans des directions même improbables. Par rapport à la conscience et à la perception, en dehors de l’absorption de drogues, l’objectif est de créer quelque chose qui soit magique, porteur d’une poésie…

Ca ressemble à un « disque-cerveau » ?

Oui, mais pas cérébral. J’ai mis de côté le sens, la maîtrise. Par contre, le cerveau comme lieu de passage des informations est une bonne image. On n’est pas dans l’organisation, on voit passer les choses, on les voit se croiser, sans raison précise sinon une vague volonté, une vision. Comme un espace où les choses peuvent vivre, évoluer.

C’est un disque qui échappe à son créateur ?

Après 36 erreurs, j’avais envie de ça : laisser faire le hasard, être moins précis, moins rigoureux et se laisser aller au plaisir des sonorités. Ca demande une certaine confiance en soi… Et si on est assez à l’écoute, il se passe plein de choses. Après-coup, on découvre des liens entre tous ces éléments. Je ne suis pas mystique, mais c’est un peu comme si une volonté supérieure avait organisé tout ça. Les choses s’organisent toutes seules, coïncident, il y a une harmonie qui ne dépend pas de critères rationnels, impossible d’exprimer ça avec des mots. Ce qui est le propre d’une expression artistique, à mon avis. Les choses existent, se manifestent en douceur. Après, on peut l’interpréter comme on veut.

En quoi ce disque est-il représentatif de ta personnalité ?

Il désigne une envie, une évolution. Lorsque j’écoute la radio, je suis toujours un peu déçu. Je me dis : « il manque quelque chose ». Je trouve la musique assez convenue. Il faut bien sûr des règles pour partager des expériences, il faut qu’on parle le même langage. Mais il ne faut pas que ça rende la musique fade, consensuelle, formatée, bien souvent vide de surprises, d’invention, de poésie. A partir d’un matériau non savant, comme la pop, le rock, les musiques de films, on peut essayer d’ouvrir quelques portes… Personnellement, je suis content d’avoir franchi cette étape. Maintenant, ça me donne envie d’aller plus loin. Ma culture musicale est populaire, mais récemment, j’ai écouté d’autres choses, comme John Cage par exemple, avec énormément de plaisir, en me disant que cette musique ne devrait pas être réservée à un cercle de spécialistes, mais qu’elle pourrait aussi s’intégrer à la musique pop, puisqu’elle est porteuse de plaisir. Donc, j’aimerais m’affranchir à l’avenir de règles, de grilles, tout en parvenant à provoquer des émotions musicales. En espérant que les gens feront l’effort d’aller vers des choses un peu plus compliquées. Sans rêver de conquérir un large public.
Il y a un côté sombre aussi, parfois angoissant…

Oui, mais ce n’est jamais dramatique. C’est plutôt l’expression d’une peur de l’inconnu, du vide, sans doute liée à l’envie que j’avais de me laisser aller. Un peu comme le fait de marcher sur une route de campagne, dans l’obscurité totale. Ca demande une certaine dose de confiance. Il faut juste se dire que c’est pareil qu’en plein jour, mais dans le noir.

Les morceaux jouent sur l’alternance de lumière et d’obscurité ?

C’est vrai, certains morceaux se rapportant à « Aube radieuse », évoquent le matin, la lumière, avec des musiques plus gaies, sans arrière-pensées : on se réveille de bonne humeur, avec l’espoir de passer une bonne journée. Et puis il y a d’autres titres plus sombres. Ca s’organise autour de deux pôles, mais qui se croisent et se mélange. En réécoutant l’album, j’ai entendu par exemple le lien entre « serpents en flammes » et « rivières enflammées, enluminées, qui serpentaient dans la nuit ». Donc, il y a une relativité de ces pôles.

Certaines chansons sont assez narratives également ?

Parce que c’est plus dans mes habitudes. Au départ, je voulais faire des chansons relativement classiques, au format disons « standard ». Puis, c’est parti dans d’autres directions. Mais j’ai gardé certains titres, en les laissant aller là où ils voulaient aller, plutôt qu’en leur imposant une direction. Ainsi, certains morceaux ont perdus leurs textes. D’autres n’ont gardé qu’un mot à un endroit, qui aurait été trop dilué dans un couplet entier. D’autres encore fonctionnaient mieux en tant que chanson. Dans le livret du CD, on a mis les textes originaux des chansons, même s’ils ne sont pas audibles sur le disque. Comme une dimension parallèle, un monde invisible…

Comment ça va se passer sur scène ?

Avant, je faisais les premiers concerts seul sur scène avec des automates. Ca me permettait d’éviter les problèmes de cachets pour les musiciens et ça me laissait pas mal de liberté. J’avais à la fois l’impression de ne pas être seul sur scène, tout en ayant l’obligation d’assumer entièrement ce qui se passait. Mais c’était frustrant de ne pas jouer davantage avec des musiciens. Aujourd’hui, on peut envisager des choses plus élaborées. Le groupe est de forme classique guitare-basse-batterie, mais avec également des instruments fabriqués : un synthétiseur préhistorique à double fonction, avec une partie percussion très jolie composée de fers à cheval sur lesquels je tape, et de l’autre côté une partie fluide, une petite guitare nylon couchée que j’utilise un peu comme une slide guitare désaccordée. Ca me permet de restituer sur scène les sonorités triturées sur ordinateur, un peu dissonantes, avec un véritable instrument, comme un retour en arrière à partir de données abstraites vers quelque chose de plus concret, physique, palpable.

Tu vis toujours à la campagne ?

Oui, depuis cinq ans. Avant, j’étais un vrai urbain. Partir vivre à la campagne demande un vrai investissement. C’est un pas à franchir. On se retrouve à avoir des activités physiques, comme le bricolage, la maçonnerie… Je n’avais jamais eu l’occasion de pratiquer tout ça. Je n’avais jamais regardé de près une toiture par exemple. Je m’interroge à propos de choses plus réelles et concrètes : pourquoi telle plante pousse à tel moment, pourquoi tel mur est comme ça ? C’est intéressant… Ca donne un peu de recul par rapport à soi-même aussi. Et ça transforme physiquement. On devient sportif par nécessité. Par rapport à la musique, ça m’a sans doute poussé à évoluer, à changer et à être plus exigeant. Et puis, à la campagne, on ne sort pas le soir, on voit moins de gens, on est donc moins influencé, moins tenu par le retour des gens sur notre travail. Ca laisse une petite marge pour se développer, sans trop de parasitage.

Propos recueillis par

Lire notre chronique de Aubes radieuses, serpents en flammes