En février 2005, Eric Bénier-Bürckel s’est retrouvé au coeur d’une vaste polémique à propos de son troisième roman, « Pogrom » : dans une tribune publiée par « Le Monde », Olivier Rolin et Bernard Comment l’accusaient de reprendre tous les « clichés de l’esprit fasciste ». En quelques jours, toute la presse s’empare de l’affaire, jusqu’au Premier Ministre qui critique « certaines initiatives supposées littéraires » (sic). Deux ans plus tard, Bénier-Bürckel revient sur cette controverse dans son nouveau livre, « Un Peu d’abîme sur vos lèvres ».

Chronic’art : Un bilan, pour commencer. Où en êtes-vous aujourd’hui avec « l’affaire Pogrom » ?

Eric Bénier-Bürckel : Sur un plan juridique, cette affaire est terminée. Sur un plan médiatique, il paraît que je suis grillé. C’est ce qui arrive quand on veut se faire l’écho du tamtam des haines, et puis du joli menuet des vanités. Pogrom n’est pas un roman antisémite, encore moins un brûlot fasciste, mais un livre où l’écriture prête sa voix aux pulsions les moins avouables. Pour ce qui est de ma réputation, elle tient moins à ce que je suis réellement qu’à la confusion que certains nains de plume, volontairement ou non, ont fait entre les personnages de mes romans et moi. Je n’ai jamais cherché à plaire ou à séduire. Je ne prêche pour aucune chapelle. J’ai horreur des étiquettes. Bref, j’écris en toute liberté. Et si je remue la merde, ce n’est pas à moi, c’est à elle qu’il faut s’en prendre elle existe. En tant qu’écrivain soucieux de regarder les choses en face, je veux qu’on mette le nez dedans, qu’on la hume jusqu’à la dernière fibre, fût-ce à s’en faire exploser les narines ! Dans quel but ? Celui d’arracher l’âme vautrée dans son sommeil de momie à l’indifférence et à la sotte bonne conscience bourgeoise dans lesquelles elle se complaît. Ce qui m’amuse, c’est que cette réputation strictement journalistique embarrasse bien plus la profession que moi-même. Je me fais un honneur d’écrire ce que je veux en dehors de tout cercle d’influence, et je tiens plus à cet honneur qu’à ma réputation.

Selon vous, est-ce que cette affaire révèle quelque chose du fonctionnement des médias français ?

Imaginez ce qui arriverait au Marquis de Sade s’il publiait Les Cent vingt journées de Sodome aujourd’hui : à la Bastille, direct ! Mais la Bastille, aujourd’hui, symbole s’il en est de toutes les épurations, c’est le silence des prescripteurs d’opinion qui la fabrique. Et je trouve que la Démocratie française, sous ses faux airs sympathiques, et derrière son discours libertaire, ressemble étrangement, et de plus en plus, à cette fameuse Bastille… On ne se débarrasse pas si facilement de ses vieux démons.

Le statut d’Olivier Rolin et de Bernard Comment, les auteurs de la tribune du Monde qui a déclenché l’affaire, a-t-il selon vous joué dans l’emballement qui a immédiatement suivi ?

Je n’avais personnellement jamais entendu parler de ces deux imbéciles avant cette affaire.
Et le plus drôle, c’est qu’ils ont parlé de moi comme s’ils me connaissaient personnellement, tel Sylvain Bourmeau, un autre éminent délateur, qui n’a pas hésité à affirmer dans son canard à bobos, du haut de sa bonne conscience et de toute sa piètre plume, sans m’avoir jamais interrogé à ce sujet, que j’étais, il n’y avait aucun doute là-dessus, antisémite et raciste… Evidemment, aux Inrockuptibles ou au Seuil, on est au-dessus de tout soupçon, on est parfaitement droit, on tutoie les anges et on est en règle avec Dieu. Ils ne pouvaient pas se tromper ! Récemment, on m’a demandé pourquoi je n’avais pas contre-attaqué… J’ai simplement répondu que je ne tenais pas à descendre aussi bas que ces très angéliques brosses à cabinet.

Est-ce que vous avez eu des soutiens ?

Disons plutôt des esprits vigilants, quelques lecteurs, quelques critiques aussi, comme les très doués Olivier Noël et Juan Asensio, qui m’ont donné la parole sur leurs blogs respectifs. A vrai dire, je ne me suis pas précipité sur mon téléphone pour quémander des soutiens à droite et à gauche, ce n’est pas ma philosophie. Et puis je ne suis pas un écrivain de premier ordre : on n’avait rien à gagner à prendre ma défense, sinon à s’entendre traiter de collabo… Ca n’est pas très enviable. Loyer à payer, crédit à rembourser, famille à nourrir, on ne peut pas mettre tout ça en danger pour un merdeux qui n’a pas vendu trois livres ! Un seul écrivain connu a pris publiquement ma défense, au risque de se voir affubler de tous les noms d’oiseau : Eric Naulleau, le directeur de L’Esprit des Péninsules, qui publie aujourd’hui Un Peu d’abîme sur vos lèvres. Mais je remercie aussi pour leur soutien et leur présence à mon procès : Juliette Joste, mon éditeur chez Flammarion, Raphaël Sorin et Martin Monestier, qui n’ont jamais douté de ma bonne foi et des meilleures intentions de mon entreprise littéraire, fût-ce de nuire à la bêtise. Comme vous l’aurez sûrement remarqué, pas un poids lourd de la plume, pas un flambeau de l’universelle conscience, pas un BHL, pas un Sollers qui aient pris la peine de taper du poing sur la table quand tout Saint Germain me dégueulait dessus ! Ça m’aurait peut-être évité l’interrogatoire à la police et le passage aux tribunaux. Mais au moins, de ce côté-là, l’honneur est sauf : la justice a tranché, et mes trois courageux délateurs l’ont dans l’os.
Cette tribune du Monde a suffi à faire bouger un Premier Ministre (Jean-Pierre Raffarin à l’époque). Faut-il en conclure que le monde littéraire et intellectuel reste très structuré autour des grands journaux, très institutionnalisé ?

La presse, la grande, celle de l’élite du pays, est plus intelligente, bien plus vigilante qu’Einstein, c’est bien connu, et, que vous soyez écrivain ou éboueur, n’allez pas lui dire le contraire, elle vous le ferait chèrement payer. Avec elle, et puis avec l’époque dont elle est le valet intrépide, il faut bafouiller dans les mots d’ordre et les lieux communs : elle est la liberté en acte, la bravoure soi-même, la perspicacité infaillible, la vertu invincible. S’il y a écrit dans Le Monde que vous êtes un salaud –Le Monde, quand même, un journal on ne peut plus sérieux, bien renseigné, férocement impartial-, c’est que vous êtes réellement un salaud ! La preuve : il y a des ministres pour le croire, et tout un troupeau de charognards bêlants autour qui pour rien au monde ne raterait l’occasion d’aller se faire les dents sur la proie qu’un élu du Peuple leur a désignée.

Pourquoi avoir préféré prolonger l’affaire par une fiction plutôt que par un essai ?

Parce que c’est dans la fiction que j’ai toujours travaillé, et que c’est dans ce domaine que je voulais répondre, à ma manière, en dérogeant, il est vrai, aux règles du genre, puisque mon dernier roman est le moins romanesque de ceux que j’ai écrit, même s’il est une pure transposition. Dans Un Peu d’abîme sur vos lèvres, je m’interroge sur le statut de l’écrivain, les haines qu’il suscite, les gloires qu’il démonte, les ténèbres qu’il remue, la Lumière qu’il traque jusque dans l’ordure. Je le conçois un peu comme une introduction à mes autres livres, qu’on comprenne bien ce que j’entends par regarder le Mal en face. Je crois pour ma part que le verbe doit épouser le Mal, non pour en jouir ou pour s’en faire un allié, mais pour en déjouer les ruses et le rendre à ce qui sauve. Le Verbe vivant est rédempteur. Il relève, il redresse, il délivre d’elles-mêmes la laideur et l’abjection, c’est une main tendue, une parole donnée aux humiliés et aux offensés, à tout ceux qui, en proie au désespoir et à la folle attraction qu’exerce sur eux le Néant, sont tombés… Mais s’il y a un Verbe qui sauve, il y a aussi un verbe qui rapetisse, un verbe qui anéantit, une parodie de Verbe ; celui de la haine et du ressentiment, celui du cynisme, celui du populisme, celui du fanatisme, celui du nihilisme, verbe déchu dont j’essaie de rendre les odieux grincements dans mes livres depuis Un Prof bien sous tout rapport.

Propos recueillis par

Un Peu d’abîme sur vos lèvres
D’Eric Bénier-Bürckel
(L’Esprit des Péninsules)