La présence de plus en plus sporadique du cinéma africain sur nos écrans ne doit pas nous inciter à considérer cette cinématographie comme moribonde. Bien au contraire, des auteurs existent, tel Cheick Oumar Sissoko venu à Cannes présenter son nouveau film. Une occasion rare de rencontrer un cinéaste et surtout un état d’esprit.


Chronic’art : Pouvez-vous vous présenter en quelques mots à ceux qui ne vous connaissent pas ?

Cheick Oumar Sissoko : Je suis né au Mali. J’ai eu la chance d’avoir un père fonctionnaire qui m’a permis de voyager et de faire mes études dans plusieurs régions du Mali. Ensuite, je suis allé à Paris, en France, pour faire des études supérieures de mathématiques que j’ai interrompues pour m’intéresser à l’histoire, la sociologie et le cinéma. Il m’a semblé que ces disciplines étaient plus en relation avec les préoccupations politiques que les mouvements associatifs et syndicaux français m’avaient inculquées.

Vous avez suivi les cours de l’Ecole Louis-Lumière. Qu’est-ce que cela vous a apporté ?

Le cinéma, on peut l’apprendre dans les écoles ou sur le terrain, ça n’a pas d’importance. Moi, quand je suis venu en France, je n’avais pas en tête de faire du cinéma. Mais je me suis rapidement aperçu qu’il était le meilleur moyen de poursuivre le travail politique et syndical que j’avais engagé.

En quoi consistait votre travail syndical ?

J’étais militant de la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France, de l’Association des étudiants maliens de France et j’étais aussi à la CGT. J’avoue que mon séjour en France m’a permis de mesurer la force de la solidarité française envers les autres peuples. J’ai participé à beaucoup de marches de soutien pour le Chili, contre la dictature au Chili, pour le Vietnam, pour le Cambodge. Autant de situations qui m’ont amené à comprendre l’anachronisme de la situation de l’Afrique, mais aussi les voies pour le réduire. C’est vraiment là que s’est formée l’idée dans mon esprit d’une contribution personnelle. Le professeur de mathématiques pouvait sûrement faire quelque chose, mais le militant politique voulait encore plus s’exprimer ! Comme je considère que les œuvres artistiques sont un dialogue entre l’auteur et son public, j’ai choisi le cinéma.

Pourquoi avoir choisi d’adapter un texte de la Bible ?

Les textes saints, surtout la Bible, sont ceux qui rapprochent le plus les hommes de la terre parce que la Bible est le tronc maternel du monothéisme. Les religions monothéistes y puisent leur source. Quand on regarde le monde d’aujourd’hui, les haines et les rancœurs entre des communautés qui pourraient s’aimer mais qui s’entre-déchirent, quand on voit ça, on en vient à se poser la question, que faire ? Mon choix de faire du cinéma a été sous-tendu par la volonté de mettre en images des interrogations afin que d’une réflexion naissent des solutions. Sans un minimum de prise de conscience, on n’arrivera jamais à avancer dans le développement, le progrès social et la justice. Quand le texte de La Genèse m’a été proposé, j’ai immédiatement pensé que c’était la plus belle opportunité de pouvoir parler aux hommes.

Comment s’est passée votre rencontre avec le scénariste Jean-Louis Sagot-Duvauroux ?

C’est lui qui m’a contacté pour me proposer le scénario de La Genèse. Quand je tournais mon premier film, Guimba, à cinq kilomètres du lieu de tournage, des éleveurs s’entretuaient. Le Mali sortait d’une longue guerre entre les Touaregs et l’Etat malien d’une part et entre les Touaregs et une communauté cousine d’autre part. La lecture du scénario m’a fait revivre en images ces problèmes, et je me suis tout de suite lancé dans l’aventure.

Vous situez votre film dans un temps historique flou, comme si vous aviez la volonté de le hisser à un niveau intemporel et universel.

Non, j’ai beaucoup tenu à inscrire mon film dans l’univers biblique. Notre démarche était claire : nous voulions montrer aux hommes d’aujourd’hui que les problèmes qui existent actuellement sont des problèmes qui ont leur genèse depuis l’époque de la Bible, depuis le berceau de l’humanité. Ces textes, qui parlent des relations entre les hommes et de la façon dont les ressentiments conduisent à des rancœurs, nous ont semblé d’une actualité confondante. Nous avons tenté d’apporter une solution.

Comment avez-vous choisi les trois acteurs principaux qui figurent les chefs de clan ?

J’avais besoin de charisme pour représenter les patriarches qui, par leur force de caractère, doivent amener les autres à s’attacher à leur démarche. Il fallait trouver de bons acteurs qui puissent représenter cette histoire humaine. Dans ce domaine, Sotigui Kouyaté et Salif Keïta pouvaient porter le film rien que par leur présence. Il ne suffit pas d’avoir une très bonne histoire, une bonne équipe, il faut aussi des comédiens qui puissent incarner la force. Je pense que si je n’avais pas eu ces trois acteurs, le film aurait été moins percutant. Seuls le visage de Keïta, son énergie, ce magnétisme pouvaient faire contrepoids au charisme de Sotigui. Ce qui tombe bien car Esaü dans la Bible était aussi rouquin !

Pourquoi intégrer la culture africaine au sein d’une histoire universelle ?

L’Afrique est un univers qui est proche de l’univers biblique. Le choix des décors, comme ce haut rocher avec sa dimension presque mystique, nous a permis de nous installer dans ce texte sacré. Il y a aussi le système social des clans que nous retrouvons en Afrique noire, des groupes sociaux millénaires qui perdurent jusqu’à notre époque. Il y a les éleveurs dans leur tenue bleue, les cultivateurs en blanc écru, les chasseurs avec des cotonnades aux couleurs de terre. Il y a aussi la forme du récit qui se rapproche de la tradition orale qui rappelle les événements passés mais utilise beaucoup le côté burlesque et grotesque dans son récit. La scène du Toguna, qui doit paraître assez étrange aux Européens, est directement issue de la culture africaine. On peut aussi y voir la métaphore d’une grande réunion de nations qui se rapprochent pour parler. C’est une forme très proche d’une représentation de village que les Bambaras appellent le Koteba. C’est une sorte de théâtre politique à l’échelle du village : on se réunit le soir pour dénoncer les abus de pouvoir, les adultères, les vols ou les mensonges, enfin tout ce qui désarticule la société. Dans cette réunion, l’esclave, l’équivalent chez vous du bouffon du roi, peut à tout moment intervenir et contredire le chef afin de faire comprendre les choses d’une autre manière, plus burlesque.

Dans le dossier de presse du film vous dites en parlant du cinéma africain : « Nos films ne peuvent pas se permettre l’anecdote ». Pensez-vous que le cinéma a une mission, un devoir envers le peuple ?

Le cinéma a une mission dans tous les pays. La force et l’impact des images peuvent permettre de comprendre les phénomènes qui déterminent l’évolution d’une société. C’est mon choix de cinéma. Quand on voit le coût d’un film et la situation dans laquelle notre continent se trouve, on ne peut pas se permettre le luxe de l’anecdote parce que ce cinéma doit servir à nous ouvrir, à débloquer notre situation marginale. L’Afrique est un continent très arriéré avec 60 % d’analphabètes. Si elle arrive à comprendre ses problèmes, les droits et le devoirs de ses citoyens, ce sera le continent du XXIe siècle, mais il faut y travailler. Je reste persuadé que le cinéma peut apporter beaucoup à cette évolution, quand on voit ce qu’il a apporté aux Etats-Unis. L’Afrique n’a aucune intention de domination, elle a surtout l’intention de se placer dans le concert des nations. Nous avons aussi besoin d’amener les autres à comprendre la richesse de notre continent. Il faut que nos images fassent partie du monde des images. On ne peut pas se permettre de créer ça par des anecdotes.

Est-ce que vos films sont vus au Mali ? Ne souffrent-ils pas de la concurrence d’autres pays ?

Au Mali, comme en France malheureusement, ce sont les Américains qui sont en place et ils sont en train d’encore mieux s’organiser en mettant en place des structures de distribution. En fait, nos films sont très demandés dans le continent africain. Il faudrait que nous arrivions à organiser le circuit de diffusion. Pour l’instant, notre manière très amateuriste de diffuser nos films permet de montrer nos œuvres, en tout cas dans leurs pays respectifs. Au Mali, nous sommes dans une impasse parce que les salles sont dans un état catastrophique. Le grand problème, c’est qu’il n’y a pas de volonté de la part des politiques de soutenir un cinéma qui est jeune, rare et en train de se former. Les cinéastes ne manquent pas, c’est l’investissement de l’Etat qui fait défaut.

Est-ce que vous sentez un désir du peuple pour les films maliens ?

Absolument. Quand mon premier long métrage, Nyamanton, est sorti, il a battu Rambo au box-office. De très très loin ! Chaque fois que nous faisons des films, les gens se ruent pour les regarder, pour voir leurs histoires à l’écran. Le cinéma est aussi un miroir dans lequel on peut voir ses défauts et ses qualités. C’est vraiment ce dont le continent africain a besoin pour avancer.

Est-ce que pour vous c’est important que votre film soit intégré à la politique locale ? Vous avez, par exemple, construit des routes pendant le tournage en prenant bien soin qu’elles servent aux populations après votre passage.

Ma position est celle d’un coéquipier du film, mais je fais aussi partie intégrante d’une société à laquelle nous avons tous à donner. Nous avons la possibilité de toucher des populations qui sont d’un si grand humanisme, qui nous ouvrent leurs portes, et qui, pendant les huit semaines de tournage, se mettent à notre disposition. En Afrique, on est l’esclave de l’étranger qui vient. En retour, nous travaillons à apporter ce qui peut permettre d’améliorer les conditions de vie de ces populations qui sont souvent dans une situation extrêmement difficile. Sur Finzan, quand nous sommes venus, nous avons apporté du matériel médical et réparé la maternité du village. Sur Guimba, nous avons refait le crépi des maisons, le costumier a travaillé avec les brodeurs de la cité pour qu’ils reprennent une activité que la crise économique leur interdisait de poursuivre. Le chef décorateur ne vient pas avec des maçons et des ouvriers, il se sert des hommes et des matériaux sur place. Sur La Genèse, nous avons investi un village abandonné par manque d’eau. Nous avons construit une route pour y aller et nous avons retapé le village pour qu’il profite de l’activité touristique qui s’est créée autour de la montagne qu’on voit dans le film. C’est le principe de donner et de recevoir, car quand nous allons là-bas nous recevons beaucoup.

Comment imaginez-vous l’avenir du cinéma malien ? Vous avez été aidé par des capitaux étrangers pour La Genèse. Pensez-vous que le cinéma malien soit tributaire des aides extérieures ?

En Afrique, il n’y a pas d’infrastructures, pas d’industrie du cinéma. Ce qu’on essaie de faire, c’est d’organiser des coproductions qui tiennent compte de la présence des techniciens au Mali. Mettre en place des tarifs préférentiels pour baisser le coût de production. Si nous installons des structures de distribution, nous pourrons parvenir à une autonomie financière. Le partenariat français, qui est majoritaire pour les films de la zone francophone, existe, mais n’est pas suffisant pour faire nos films. Ce qui pourrait vraiment aider le cinéma africain, ce serait la participation des télés. Dans les années 80, les télés se sont intéressées au cinéma africain, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Heureusement il y a la francophonie et les aides européennes ! 70 % du financement de mon film vient d’Europe. L’Afrique, c’est 700 millions d’habitants, on parviendra un jour à amortir nos films et à redresser la production. Je suis confiant sur ce point, je pense que le XXIe siècle sera celui du cinéma africain.

Vos techniciens principaux (le directeur de la photo et le responsable du son) sont français. Est-ce à dire que vous ne trouvez pas de Maliens pour assumer ces fonctions ?

Pour pouvoir se placer au niveau international, il faut des professionnels. Notre cinéma est jeune, dans une phase de fondation. Nous devons créer notre esthétique, notre public, nos techniciens. Nous avons d’excellents techniciens comme des chefs décorateurs, des costumiers, des maquilleurs. Pour être au niveau, nous avons parfois recours à des techniciens français. La France a également tendance à dépenser une partie de son aide en France même. Le directeur de la photo et le responsable du son font cependant un gros travail de formation auprès de leurs assistants pour assurer la relève.

Vous dédiez votre film « à ceux qui ont fait la paix » et le terminez par une note d’optimisme. Est-ce une conviction personnelle ?

Je suis profondément optimiste et j’essaie de convaincre mes spectateurs de l’être.

Propos recueillis au Festival de Cannes 1999 par

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