Lussas, rendez-vous annuel des amoureux mais surtout des professionnels du documentaire se veut différent des autres rassemblements du genre. Il s’agit, selon les organisateurs, de « réfléchir sur la situation et les enjeux du genre documentaire dans les domaines économiques et artistiques ». Cette volonté d’exhaustivité engendre une programmation éclatée. On passe au grès des jours des « mutations du travail », au « temps des récits », de « l’année 67 », à « d’un geste à l’autre ». Plusieurs rétrospectives sont aussi organisées et une sélection de films français produits l’année dernière est présentée chaque soir.


Ici, en Ardèche, l’heure n’est pas à la compétition, les organisateurs laissent cette activité au « Festival du réel » de Paris ou à « Vu sur les docs » à Marseille. A Lussas, antre mystérieux des plus vifs défenseurs d’un documentaire français de création mais aussi de réaction, on discute : lors des débats, des projections, des rencontres avec les réalisateurs, mais surtout dans la rue du village transformée en gigantesque forum où les convives se repaissent tout en échangeant impressions, convictions et cartes de visites. Ce qui se fait jour, parmi la production française récente élue par les États Généraux, c’est une volonté générale de s’engager : qui ne dénonce pas vertement le système social aujourd’hui en vigueur n’est pas lussassien !
Effectivement, si les États Généraux réfléchissent au documentaire, ils s’intéressent d’abord au réel. Cette dénonciation sociale et politique apporte le meilleur comme le pire. Jean-Michel Carré, réalisateur confirmé s’est ainsi fourvoyé en voulant donner la parole aux « jeunes » dans sa série Récits de jeunesse. Son intention est louable, mais elle tombe à vide tant les interviewés, littéralement « passés à la question » sont soumis à un examen de foi politique. D’autres films se font, eux, bien plus subtils. Dans L’avenir ne tombera pas du ciel de Jean-Luc Cohen, on suit avec plaisir Manu, délégué syndical, lors de l’organisation d’une grève pour laquelle il tente avec difficulté de motiver ses collègues de travail. Son abnégation et le caractère ardu de sa tâche quotidienne créent à l’écran une personnalité attachante… Anne Villacèque dépeint elle dans Les infortunes de la vertu avec humour et fraîcheur la vie de quelques étudiants de première année de philo alors qu’ils préparent une dissert sur le sujet « Peut-on enseigner la vertu ? ». Cela donne lieu à des moments de pure hystérie dans la salle de projection quand l’un des élève s’interroge : « moi-même, il est dans moi ou dans me ? ».

Un autre courant se dégage parmi les réalisateurs présents à Lussas cette année, chacun trouvant sa voie pour s’éloigner du naturalisme social. Souvent, c’est celle du retour sur soi qui est la plus porteuse. Le choix du « je » pleinement assumé permet à une narration moins classique de s’installer, à la magie d’opérer et au cinéma de faire son grand retour. Tout au long de La quatrième génération, diffusé par Arte, le réalisateur, François Caillat, nous fait progressivement pénétrer dans l’intimité de sa famille. Il évoque longuement la scierie familiale, « ce fil d’argent qui se déroule sur trois générations », puis se demande « pourquoi avoir caché le génie bienfaisant, est-ce que son origine n’était pas avouable? » et le film bascule de l’histoire personnelle à l’enquête historique, dans les eaux troubles du passé d’une région, la Lorraine, qui fut par trois fois le terrain d’affrontements d’hommes qui ne savaient plus s’ils devaient être français ou allemands. Le réalisateur lui-même confie: « moi je suis né français, et je me demande si ce n’est pas un accident de l’histoire ».

Faisant la part belle à la subjectivité, à la poésie, certains diront au maniérisme, le premier film documentaire de Sépiteh Farsi, Le monde est ma maison, laisse se raconter plusieurs exilés iraniens, semblable en cela à la cinéaste. Nulle trace ici d’activisme politique, le propos est autre et nombre de festivaliers ne l’ont pas accepté : il s’agit pour Sepiteh Farsi d’évoquer l’espace mental de l’exilé. Chaque personnage, partiellement filmé, a laissé une part de lui-même ailleurs. Les images de cet ailleurs dérobées en Iran par la caméra de Sépiteh Farsi, sont comme ternies par le souvenir. « De l’extérieur, je ressemble à tous ceux qui vivent ici, mais à l’intérieur, j’ai gardé quelque chose de cette jeune étrangère qui débarquait à Paris il y a quinze ans. Quelque chose qui restera toujours en moi », dit en prologue la voix de la réalisatrice. C’est ce « quelque chose » , précisément, qui vibre tout au long du film.
Entre engagement et confession cinématographique mon cœur balance… mais à Lussas, cette année, c’est lorsque les deux se rejoignent, chez François Caillat ou Sépiteh Farsi, que l’émotion surgit.

Les États Généraux du documentaire de Lussas ont eu lieu du 17 au 22 Août 1998.