Inspiratrice d’Ohana et de Xenakis, qui lui dédia « Komboï », Elisabeth Chojnacka, virtuose du clavecin contemporain, est sans cesse à la recherche de nouvelles sensations. Curieuse de tout, elle est à l’image de son dernier album « Energy » : internationale, vive, généreuse.

Chronic’art : Dans votre dernier album Energy, votre bio ne commence qu’à votre arrivée en France en 68. Et avant ?

Elisabeth Chojnacka : J’ai quitté la Pologne, Varsovie précisément, quelques années plus tôt pour étudier le clavecin en France. Dans mon pays, j’ai suivi tout le cursus universitaire d’études musicales, couronnées par le diplôme d’études supérieures. Les prix n’existent pas dans notre système. Ce n’est pas du tout comme le Conservatoire de Paris où les gens travaillent l’instrument en visant un prix. J’ai obtenu mon diplôme supérieur et je suis venue étudier le clavecin car c’est quand même en France que tout se passe ! C’est ici que l’on trouve les clavecinistes les plus merveilleux. Ensuite, je me suis inscrite au concours international de clavecin à Vercelli, en Italie. J’ai eu le premier prix. C’est là que pour moi commence presque tout ! Ce fut une première étape. Ce concours portait sur la musique baroque et le hasard a fait que vers 69, quelqu’un m’a demandé : « Tu ne veux pas jouer pour une pièce dans un ensemble où il y a un clavecin ? » J’ai dit : « Mais je ne sais pas ! » J’ai essayé et j’ai aimé. Là, les choses ont vraiment commencé. Appelons cela un petit prélude !

Les concerts se sont enchaînés ?

Disons que grâce à cet apprentissage, on m’a vue dans quelques concerts, quelques notes par-ci par-là. Même si l’on ne m’entendait pas beaucoup, ces petites notes me conduisaient vers un nouveau domaine musical. Puis, il y a eu cette chose très drôle. Je venais d’emménager ici. L’appartement était vide, rien n’était installé, sauf le téléphone. Il sonne et j’entends : « Voulez-vous faire la création française d’une pièce de Ligeti ? »-un des plus grands compositeurs de notre temps. J’ai répondu : « Je ne sais pas, je veux voir la partition ! » A l’époque je préparais un deuxième concours : que faire avec un premier prix … sinon en passer un autre ? Je m’ennuyais énormément. Toujours la musique baroque. Cette proposition est venue de manière très amusante, comme si Dieu avait entendu mon ennui. On m’a envoyé la partition et un enregistrement. C’était le Continuum de Ligeti (qui est devenu un classique du répertoire du clavecin contemporain) et là… J’ai dû choisir entre le concours et cette création fascinante. Aucune hésitation. Ma voie était tracée.
Le clavecin est votre instrument depuis toujours ?

Pas du tout ! Avant j’étais pianiste. Ma mère était pianiste concertiste. Elle m’a mise sur les rails. Je n’étais pas persuadée. Le hasard a fait que lors de mes études à Varsovie, il y avait un concours interécoles. On m’a dit : « Bon, tu joues bien le classique, tu vas jouer du clavecin ! » Je ne savais pas !
Vous savez, tout le monde peut jouer du clavecin. Tout pianiste peut. Alors, je l’ai fait… sans rien comprendre à cet instrument. Mais quelque chose m’intéressait. Au départ, je l’ai vu sous son aspect complètement négatif.
Le piano, par exemple, est un instrument immédiatement accessible. Il a une dynamique : on peut en modifier le son par la force avec laquelle vous touchez la note. Il y a aussi la pédale qui maintient ce son. On peut tout de suite se sentir à l’aise. Le clavecin, c’est tout le contraire : pas de dynamique et un son donné une fois pour toutes. C’est une histoire de cordes. Le piano a une corde frappée tandis que le clavecin a une corde pincée. Une fois pincée, ce n’est pas comme la guitare où la force joue un rôle, mais plutôt comme une harpe couchée à qui on aurait ajouté un clavier. C’est la touche, qui lorsqu’on appuie, fait remonter le bec qui pince la corde. Que l’on frappe fort ou pas, le son sera toujours le même. Il faut l’apprivoiser, trouver des « couleurs ». De prime abord, le clavecin est déroutant, complètement inexpressif, un tas de ferraille qui laisse sans voix.

Dépourvu de toute sensualité…

Exactement ! Ensuite je me suis dit qu’il ne pouvait pas être que cela. Il fallait que je trouve la clef. Et là, encore une chose amusante : je connaissais des gens qui connaissaient une claveciniste extraordinaire : Aimée van de Wiele. Je l’ai rencontrée et ce fut une révélation. Elle avait un tempérament magnifique. C’est grâce à elle que j’ai compris que cet instrument était ô combien expressif : la vie passait quand elle jouait. J’ai étudié avec elle six ans pour changer de technique, trouver une nouvelle structure et penser l’instrument autrement.

A propos de structure. Yannis Xénakis, qui était un de vos proches, a travaillé avec Le Corbusier. Dans Energy on trouve un rythme composé de couches, des fondations en quelque sorte. La musique contemporaine est très proche de l’architecture…

Ce que vous dites est très juste. C’est formidable d’avoir entendu cela ! Xénakis, dont la musique est, pour moi, la cathédrale Notre-Dame, est un ingénieur. Pour lui les maths, les formes, le dessin sont… étaient son pain quotidien. Cet apport extérieur a produit quelque chose de complètement neuf, lié autant à l’œuvre qu’à l’instrument. Avec un autre instrument, on peut avoir une progression dramatique en deux notes, passer du pianissimo au fortissimo en un grand crescendo. Au clavecin, on pense par paliers car il a peu de couleurs et quand on en change, il faut que cela signifie quelque chose. Il faut être logique. Xénakis en parlait formidablement.
Energy apporte une couleur nouvelle dans votre discographie. Comment est venue l’idée de convoquer six compositeurs si différents pour ce nouvel album ?

Tout est parti d’un concert que j’ai donné à Radio France l’an dernier. J’avais déjà fait un travail sur le tango et j’ai eu envie d’excursions plus radicales. Je voulais aller vers des pays où les traditions culturelles sont très fortes, où le folklore est très riche pour emmener le clavecin, qui a un bagage historique occidental, vers d’autres univers comme le Japon, l’Afrique… J’ai demandé aux auteurs de puiser dans leurs sources de musiques traditionnelles et d’aller au-delà. Par exemple, la composition de Yanov-Yanovsky (Ousbèque) n’est pas orientale : il a trouvé autre chose. Chacun a pensé de manière différente avec des instruments traditionnels (le shô, le chang, le bandonéon…). Je n’aurais jamais imaginé jouer avec des percussions africaines !

Le projet a été difficile à monter ?

Un an. Il fallait trouver des complices, des compositeurs qui n’aient pas honte de se tourner vers leurs racines, qui acceptent d’oublier un peu l’intellect. Le folklore peut paraître péjoratif dans la création ! Avec Energy, j’ai fait des rencontres extraordinaires. Mauricio Sotelo, par exemple, m’a tout de suite dit : « Le flamenco c’est mon monde ! » Un vrai bonheur.

La façon dont l’album est construit, la succession des titres, est étonnante. On pense au disque concept…

Je rêve de faire un disque comme ça, où la musique fuse…

… ou un opéra. Je pense à l’association Nathalie Dessay/Björk. Le tandem voix/clavecin vous tente-t-il ?

(Sourires.) A l’époque baroque, il accompagnait les récitatifs et je l’ai déjà fait avec des chanteurs de chambre contemporains. Aujourd’hui, je ne suis pas tentée par ce genre d’association… Le clavecin ne serait qu’accompagnateur, et ce que j’aime, c’est travailler d’égal à égal.

Propos recueillis par

Un disque : Energy (contact info : )
Son site : clavecin 2000

Concerts : 27 avril 2001 au Printemps des Arts de Monte Carlo (tango) ; 21 et 22 mai 2001 à Lisbonne, Festival de Musique contemporaine à la fondation Gulbenkian ; 27 mai 2001 au Philharmonique de Berlin (dans le cadre des Sonntag am 4 ).