On a trop vite catalogué Douglas Coupland. Ses textes, aux limites des genres de la cyberculture et de la littérature, sont autant d’explorations sur les devenirs de l’écriture. Sous-estimé en France, il s’est pourtant vite retrouvé chef de file d’une génération évanescente. A l’occasion de la parution (outre-Atlantique) de son dernier livre (« Miss Wyoming »), quelques longs échanges d’e-mails entre Toronto, Vancouver, Paris et autres villes anonymes.

Generation X

Souvent les concepts échappent à leur créateur. Dans mon cas, tout est allé beaucoup plus vite que prévu. Je n’ai jamais voulu définir une génération. Dans mon esprit, GenX n’était qu’un livre, une projection fictionnelle d’une vision des réels qui m’entouraient. J’ai écrit ce livre ; je n’ai fait que l’écrire. Mais les lecteurs, la presse, et tout un courant socioculturel se sont approprié son univers : les gens ont voulu me faire le porte-parole d’une génération inexistante, m’objectivant du même coup. Une fois qu’une personne devient un objet ou un vulgaire concept, on en fait ce qu’on veut. La presse et son brouillard interprétatif m’ont institutionnalisé dans ce rôle. No way for me.
Pourtant, il n’y a pas eu d’explosion en termes de succès de Generation X. Tout s’est passé très progressivement. Tout ça est très proche de ce que pouvait dire Warhol quand il soulignait qu’on n’a jamais le succès que l’on veut quand on le veut. On obtient cette reconnaissance bien après l’avoir espéré, ou même quand on n’en a jamais rêvé ! Je n’ai jamais voulu être cet écrivain que je suis devenu, tout du moins je ne veux pas être ce qu’on a fait de moi. Je n’imagine aucunement ce que serait ma vie si j’avais désiré être ce que je suis devenu. Tous ces jeunes gens qui veulent devenir écrivains me désespèrent.

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L’hypertexte est naturel pour l’écrivain tout comme pour le lecteur. Nous sommes tous connectés, et ce, en permanence, à un réseau invisible de textes, images, bribes, idées disséminées dans le grand chaos des consciences. Pour simplifier, tout est texte. Et quand j’utilisais dans Generation X ou Microserfs quelques rappels hypertextuels flagrants, je le faisais totalement inconsciemment. Ils n’étaient que des outils utiles, indispensables à la globalité de la fiction et de sa stase. La plupart des livres purement hypertextuels que j’ai vu émerger depuis me semblent trop artificiels, exagérés. L’hypertexte n’a rien à voir avec un gadget littéraire à la mode ; il est, bien au contraire, une évidence séculaire dans la manière de penser, d’agir, de débloquer de nouveaux sens.
Fill the blanks

On m’a bizarrement très rarement questionné sur la présence de ces dessins et autres sous-textes en marge de mes livres. La plupart du temps on jugeait ceux-ci avec condescendance, comme les preuves de mon incapacité à remplir les pages de mes romans. Et pourtant, il suffit d’aller chercher du côté de Jenny Holzer, grande théoricienne des marges, de leur rôle et de leur signifiance. Je n’ai jamais été étudiant en littérature ou en linguistique. Mes études se sont uniquement déroulées dans des écoles d’art et mon bagage conceptuel en est ainsi totalement différent. Les truismes et le marginalisme sont pour moi des outils totalement valides pour refléter l’entropie de nos surinformations. Dans Microserfs, il y a deux pages entières remplies uniquement de « moneymoney » et de « machinemachine », qui sont des références tout aussi bien à Warhol qu’à une plus large frange de la contestation d’une société de l’information totalement saturée. Le livre est une machine qui parle au lecteur comme Hal dans 2001 de Kubrick. Et, au-delà, que fait-on de la beauté graphique d’alignements de chiffres, de scories de caractères ? Les réflexions obscurantistes de certaines personnes qui jugeaient cela comme du remplissage étaient à la fois amusantes, mais aussi significatives d’une inculture généralisée dans le milieu littéraire envers les autres disciplines artistiques. Le schisme entre la littérature et l’art graphique n’est pas près d’être aboli. Ce qui les relie dans mes livres est le plus simple des langages, l’ASCII qui code naturellement toutes mes créations.

Cyber attitude

Ma canonisation avec GenX m’a vite embarqué dans le rôle d’un pape de la cyberculture. A chacun ses idoles, et je n’ai jamais voulu en devenir une. Mes livres, ces fictions trop réelles, ne sont que des projections dans l’espace-livre de la vie de mes amis. Il ne faut pas oublier que mes premiers livres ont été écrits bien avant l’avènement d’Internet, du DVD, de Napster, du MP3, etc. Ces termes étaient tout au plus réservés à une tribu presque asociale vivant dans le Wyoming. En 1993, je n’imaginais absolument pas que tout ça allait se globaliser si vite.
Ce qui est sûr, c’est que contrairement à de nombreux écrivains contemporains, je n’ai pas cette culture « classique » qui joue un rôle ambivalent dans leur œuvre. Je n’en suis pas particulièrement fier, mais je n’ai jamais lu de livres datant d’avant 1930, si ce n’est l’œuvre de Scott Fitzgerald. On me parle de Tristram Shandy comme matrice presque évidente de mes livres, mais mon inculture en matière d’histoire littéraire ne me permet même pas de me situer par rapport aux classiques. On m’a affublé de tous les noms, de post-moderniste, d’écrivain pop. Le post-modernisme est une aberration, car le modernisme n’a jamais disparu -il a pris au plus un léger congé de 1980 à 1995. Je pense sincèrement que nous sommes dans un processus d’évolution constante, personnelle et sociétale. Le monde littéraire favorise de façon absurde la recherche d’une universalité ennuyeuse, fixe et mort-née. Ceux qui œuvrent en ce sens sont méprisables.
Pop culture

La société marchande de consommation crée de façon irrémédiable une masse de résidus effarants. Ces résidus sont tout à la fois esthétiques et informationnels, et ils sont pour moi une source intarissable de recherche culturelle. Il est impossible dans le monde dans lequel nous évoluons d’ignorer tout ça. Ce serait se voiler la face que d’oublier les réalités absurdes de ce modèle dominant. Nous avons créé un système extrêmement compliqué qui favorise le binôme production/consommation, mais qui ne se soucie pas plus avant des poussières, des bribes qui s’échappent de ce système. Nous n’avons aucun outil critique pour les analyser. Pour moi, parler de ces parcelles presque invisibles laissées en marge de nos sociétés est justement cette attitude « pop » que je revendique. Pas au sens qu’on a bien voulu lui donner dans ses affiliations musicales, mais bien un travail visant à expliquer un système aliénant qui tourne à l’absurde.

Back to schizo

La machine en elle-même est pour moi le plus bel exemple de la schizophrénie inhérente à toute société marchande. Mon expérience de Microsoft, par exemple, était une vision intense de ce qu’est la schizophrénie, appliquée à une micro-société -un cas Andrea Gursky ou Président Schreber appliqué au réel. Cette schizophrénie est partout, invisible, mais internalisée dans chacune des actions que nous effectuons. Et finalement, son accomplissement sera de faire parler au plus vite la machine, de lui permettre de nous répondre, mais aussi de parler à notre place. De faire le dialogue, de ne plus le subir. J’attends avec impatience ce jour. Lara’s book a été ma tentative la plus aboutie de faire parler ces machines. En ce sens, ce livre est très important pour moi, même s’il a été totalement oublié par les critiques.
Il est d’ailleurs assez étrange que vous me parliez de la schizophrénie. C’est un thème central de mes préoccupations, littéraires ou non. Le capitalisme est par essence schizophrène, mais ne veut pas l’assumer. L’homme, comme parasite des machines, n’arrive pas à se défaire de son unité. Ma famille est de façon intéressante très représentative de cette tendance, car elle est ravagée de bout en bout par une schizophrénie clinique. Tout ce que j’ai fait consiste à refléter cette tension extrême dans des textes se connectant à une somme non quantifiable d’hypertextes. L’important est de relancer le mouvement et de nier la fixité. En ce sens, les processus passent obligatoirement par des flux schizophrènes.

Life after God

Les gens trouvent souvent bizarre que je puisse combiner des choses aussi apparemment éloignées que la cyberculture et la déité. Je viens d’une famille séculaire qui a toujours été dévouée à des orthodoxies très diverses. Ma mère, par exemple, a un diplôme de théologie et s’est toujours intéressée à l’existence divine. Elle nous a laissés choisir nous-mêmes nos croyances, nos agnosis. Et j’ai cette envie constante de me questionner sur ce qui est divin et ce qui ne l’est pas.
This is not the end, my friend

La France a toujours été pour moi une énigme insoluble. Je suis extrêmement influencé par les écoles critiques françaises et j’ai toujours été intéressé par les items culturels français. Mais, bizarrement, la France est la seule nation industrialisée où seuls deux de mes livres ont été publiés.
Je suis actuellement en voyage vers l’Europe, en Allemagne et en Autriche pour présenter mes installations visuelles. On ne m’a jamais demandé de venir en France. Même les journalistes ne me contactent pas…
Ma situation en Amérique du Nord a en revanche beaucoup changé et, outre le fait que mes livres soient bizarrement devenus des best-sellers, il n’y a pas un étudiant de moins de 30 ans qui n’ait lu l’un de mes livres en classe. Tout ce processus m’impressionne et m’effraie. Mes mouvements vers des textes plus éloignés de l’univers cyber de mes débuts n’y ont rien fait et ma popularité est toujours importante, ce que je ne comprends pas plus que l’indifférence dont font preuve les Français envers moi !

Après Miss Wyoming, je vais publier All Families are psychotic, qui coupera définitivement les ponts avec la cyberculture en l’intégrant totalement au mode de vie actuel. Mais le projet le plus important pour moi reste un roman illustré qui ne sera publié qu’au Japon au printemps 2002. Le livre sera beau, juste beau. Les Européens ou les Américains ne pensent étrangement jamais au Japon. Je suis né là-bas, j’y ai travaillé. Et c’est le seul pays où j’arrive à vivre.

Propos recueillis par

Sur le Web, voir le site officiel de l’auteur, alimenté par lui-même en collages et textes inédits.
Pour les anglophobes, deux livres uniquement, mais à lire d’urgence : Generation X et Microserfs chez 10/18.
Pour les bilingues, ne pas passer à côté de Lara’s Book, livre/collage génial autour de Lara Croft, Life after God, questionnement des croyances modernes ou encore Polaroïds from the dead, rencontre hallucinée autour du Grateful Dead.
Les complétistes, bien avisés, iront voir du côté de Shampoo planet, A Girlfriend in coma et Miss Wyoming, autres romans géniaux de l’auteur canadien.