Denis Gheerbrant sort diplômé de l’Idhec en 1972 et partage son activité entre celle de chef opérateur de courts métrages et celle de photographe. Par la suite, c’est vers le long métrage de fiction qu’il se dirige en accompagnant, comme chef opérateur, des réalisateurs tels que Jean-Pierre Denis (caméra d’or à cannes en 1980 pour Histoire d’Adrien), René Allio, Jean-Pierre Limousin ou Alain Bergala. Depuis le milieu des années 80, c’est en solitaire qu’il regarde le monde pour nous donner à chaque fois un documentaire précieux. A l’occasion de la sortie en salle de son dernier film, Grands comme le monde, nous avons évoqué avec lui ce qui constitue le cœur de son travail de cinéaste.


Chronic’art : Vous allez souvent à la rencontre des personnes avec votre caméra. Vous reconnaissez-vous dans ce que disait Louis Malle : « La caméra donne du courage, elle donne le prétexte d’entrer en conversation et de se lier d’amitié » ?

Denis Gheerbrant : Oui, bien sûr, oui. C’est une question double : cela peut être des rencontres entre deux personnes qui impliquent un mode de vie, mais c’est aussi des rencontres cinématographiques qui n’ont lieu, et qui n’ont de sens, que dans un projet de film. Quand je dis que c’est un mode de vie, c’est vrai que c’est un choix d’existence autant qu’un choix professionnel. Pour remonter un peu vite, j’ai toujours fait des images et j’ai toujours été curieux de ce que ces images soient en résonance avec la réalité, car le premier étonnement du photographe est de constater que la réalité qu’il a mise dans son cadre en appuyant sur un bouton est venue s’imprimer sur une image, puis de se dire : la réalité existe, je l’ai fixée sur une image. Ensuite, ce qui m’intéresse, c’est le chemin qui se fait à partir de là vers le cinéma : construire une autre réalité et montrer que, bien sûr, l’image est une preuve de rien du tout. Croire que quelque chose existe parce qu’on l’a filmé est une erreur véhiculée par la télévision, alors que le cinéma sait très bien que le réel c’est ce qui se fabrique. Voilà ce qui me passionne et ce qui donne sens à mon cinéma, car de film en film c’est un cinéma que je construis, c’est bien cette idée de l’autre, d’un autre qui est une personne qu’on rencontre. Si je prends l’exemple des mes deux derniers films, j’ai eu plaisir à participer à la vie de communautés, que ce soit celle de l’hôpital (La Vie est immense et pleine de danger) ou celle du collège (Grands comme le monde), car il y a un vrai plaisir à être… j’allais dire « dans une vie qui n’est pas la sienne », et en même temps c’est justement la vie que l’on se construit avec le temps, et cette place très particulière qui est de ne servir à rien… et, justement, très importante de renvoyer par sa simple présence… (hésitation).

Une présence en acte ?

Voilà, en acte, de lui renvoyer quelque chose d’elle-même qui se situerait du côté d’un passage à l’ailleurs, cette idée qu’on fabrique ensemble… Je crois que le choix pour moi, c’est certes l’idée de rencontrer des gens, mais je dirai presque de vivre des choses avec des gens. Le choix du documentaire pour moi, c’est la position dans laquelle je vis le plus complètement un art, ce que j’appelle mon art.

Le mode de tournage que vous pratiquez est une condition pour mieux vivre cet art ?

Je tourne seul, oui, mais avec les gens que je filme et de la même manière ; ce qui me plaît, c’est que j’incarne le cinéma : que l’incarnation au cinéma soit Une (ce qui me paraît correspondre au fait que le cinéma est Un et que le spectateur est Un). Parce que ce qu’il y a de beau dans le cinéma, c’est qu’on est Un, ensemble dans la salle de cinéma. Cette manière de faire l’expérience de sa solitude à plusieurs. La relation quotidienne que j’établis avec les personnes que je filme va basculer dans une relation cinématographique beaucoup plus radicalement si je suis seul. Le réalisateur qui tourne avec son équipe fera toujours le lien et entretiendra un quotidien qui sera cinématographié par l’autre, tourné par l’opérateur, enregistré par l’ingénieur du son. Or, là, au moment où je tourne, on passe très précisément de la relation à ce qu’on est en train de produire pour d’autres. Si vous étiez en train de me filmer, certes je ferais attention à ne pas dire de bêtises, mais à travers vous je parle dans le but d’un objet commun, soit l’article qui va être publié. La différence, c’est que quand je fais du cinéma, je porte ma caméra, j’ai un œil qui est caché, donc en m’adressant à vous je regarderai votre visage pour saisir chez l’autre la compréhension de mes mots et en même temps je regarderai l’objectif seul, qui signifie le spectateur. Dans mes films, les gens regardent légèrement à côté de la caméra, sauf dans mon dernier film, dans lequel Oumarou, le jeune africain, s’adresse de temps en temps à la caméra et de temps à temps à moi ; de temps en temps il s’adresse à la caméra pour prendre à témoin le type qui tient la caméra, qu’il considère comme le dernier des abrutis et, inversement, à un moment il me demande ce qu’il doit dire à la caméra… Finalement, plus le rapport se construit avec Oumarou et plus il s’adresse à moi…

J’ai eu une sensation étonnante : dans la version courte pour la télévision, j’ai vu un film drôle, et dans la version cinéma, un film grave, alors que beaucoup de rushes sont identiques. Est-ce que ce changement de ton est volontaire de votre part ?

La différence entre la version courte et la version longue c’est qu’il y a des enfants qui s’expriment individuellement. Le personnage du jeune africain est d’entrée de jeu dans une position en dehors, même au début, quand il est collégien, il parle de l’extérieur. De plus en plus il va radicaliser sa position de révolte. Et ce point de vue fait voir l’intérieur autrement. Il y a aussi autre chose, il introduit la mesure du temps car c’est lui qui évolue le plus clairement.

Aviez-vous la volonté de donner une vision positive dans un premier temps ?

Par rapport à la télévision, il y a avait l’idée toute simple, dans un moment d’hystérie médiatique à propos des jeunes, de repositionner un peu simplement les problèmes, et d’essayer d’écouter, au lieu de parler à leur place. Mais c’est vrai que ce qui joue à plein dans le jeu entre ces enfants et nous, est mieux rendu par le film, qui lui donne pleinement sa dimension temporelle. Dans la position télévisée, c’est vécu plus comme un bon moment partagé avec des jeunes qui ne sont pas si terribles que ça. D’une certaine manière, dans la version télé, on ne décolle pas de la problématique ange ou démon… Alors que c’est justement de cette problématique-là qu’il faut décoller ! Mais c’est quand même un film qui remporte une forte adhésion du public.

Qu’elle est la raison principale pour laquelle vous défendez la sortie de vos films documentaires en salle ?

Je pense qu’il n’y a que sur grand écran que peut se vivre ce chemin vers l’Autre. C’est dû tout simplement à l’inattention qui y est portée à la télévision. Ce qui se passe dans une salle est unique, on s’embarque ensemble…

Ce qui reflète un peu ce que vous recherchez en tournant ?

Voilà, et pour un réalisateur, c’est certainement privilégier moins de personnes, mais j’ai l’impression que le débat transporte beaucoup plus de choses. Car lorsque l’on filme des gens qui sont dans le monde, c’est quand même avec l’idée que ça revienne dans ce monde et que ça y crée du débat, que ça remue des émotions chez des gens, que ça déplace les manières de voir… J’ai l’impression que ce travail se fait beaucoup plus à fond dans le cinéma. Et puis il y a aussi le fait que même les gens qui n’ont pas vu le film sachent que ça existe, les quelques dizaines de milliers de spectateurs d’un film sont peut-être davantage touchés que les centaines de milliers de téléspectateurs (on rajoute un zéro en terme d’échelle quand on passe de la télévision au cinéma). J’ai l’impression que privilégier la qualité sur la quantité c’est arriver au point où on fait basculer le fait que les représentations du monde peuvent quand même faire bouger le monde. Et puis c’est tout simplement aller jusqu’au bout d’un travail. Pour mes films précédents, il y a eu une centaine de débats. Je pense qu’il y en aura aussi beaucoup pour Grands comme le monde. Moi, j’ai l’impression de voir un film exister uniquement lorsque des spectateurs le voient. Déjà, lorsque que je suis à l’entrée de la salle, j’entends les rires, les silences de la salle, et c’est là que le film existe. C’est aussi là qu’il y a un vrai retour…

Vous êtes aussi enseignant, que tentez-vous de transmettre à vos élèves ?

Je le suis de manière très périphérique. Cette année j’ai eu un grand plaisir à aller à la FEMIS et à suivre des élèves dans un travail documentaire lors d’un cycle particulier : j’ai accompagné les élèves réalisateurs de l’écriture au montage, mais il s’agit plus de la transmission d’un savoir faire que d’un cours théorique.

Comment se passe cet accompagnement ?

Je me suis retrouvé face à 6 élèves réalisateurs qui étaient dans des désirs de cinéma très différents. Je les ai surtout aidés à travailler sur leur positionnement… C’est vrai que ce qui fait mon cinéma, je peux l’expliquer, on peut en discuter, mais d’une certaine manière, ça n’est transmissible que s’il y a le désir en face de faire le même type de cinéma. Mais je ne suis pas sûr que les étudiants avec lesquels j’ai travaillé à la FEMIS aient envie de se coltiner ce que je me coltine…

C’est-à-dire ?

Moi, je suis très tranquille avec le fait de mettre 4 ans pour faire un film, entre le moment où l’idée mûrit et le moment où j’accompagne le film… Qu’un film puisse se vivre dans l’expérience d’un champ social n’est pas quelque chose qui les passionne eux. Je ne porte pas de jugement moral, mais c’est un engagement différent… et l’engagement, il est ou il n’est pas.

Propos recueillis par

Lire la critique de Grands comme le monde de Denis Gheerbrant