Révérée par les cénacles techno pour une poignée de maxis parus au début des années 2000, l’oeuvre du maestro ambient Rod Modell voit bien plus grand que celles du tout venant techno dub. Elaboré autour d’une série d’enregistrements effectués au Japon, le deuxième album du duo qu’il forme avec Stephen Hitchell devrait permettre d’y voir plus clair.

Comme presque tout le monde, on a découvert l’œuvre de Rod Modell et Stephen Hitchell en 2007 avec The Coldest season, baleine blanche de bruit vaporeux et d’aplats ambiant house immobiles échappée de quelque réalité parallèle où les échos aqueux de Basic Channel / Chain Reaction seraient le bruit de fond de la nature et de l’éternité. Ce qui distinguait cet album exceptionnel du tout venant de la niche humide techno dub était pourtant moins sa beauté aphasique que sa précision esthétique estomaquante, manifestement mûrie depuis une éternité. Bluffés par la force du geste, on remontait la piste de l’œuvre énorme de Roderick Modell, depuis la multitude pandémique de ses pseudos et projets éclos dans le terreau ambiant post-industriel du début des 90’s (Waveform Transmission, CV, Global Systems Silently Moving…) jusqu’à la fondation de DeepChord, l’un des labels les plus précieux du Detroit des années 2000. En dépit d’un goût prononcé pour les souterrains et l’anonymat (DeepChord est désormais un pseudo de Modell, et Echospace le nom du duo qu’il forme avec Hitchell), Modell jouit, depuis The Coldest season, d’un succès d’estime considérable. Apparemment peu troublé par cet engouement, le duo livre avec ce deuxième Liumin un mille-feuilles bien plus ambitieux et plus ardu : une baleine blanche subliminale faite de matières sonores instables où techno immersive et bruit naturel du monde s’amalgament et se confondent dans un véritable labyrinthe de glaces. Surtout, c’est l’énième artefact d’une série immense d’oeuvres traumatisées par le Japon, son monde aural unique, ses images, ses villes et sa nature. L’occasion idéale d’interroger Rod Modell, discret aventurier bien plus prompt à parler du bruit de la pluie que de commenter les derniers bangers berlinois à la mode.

Chronic’art : Comment vous est venue l’idée d’un album entier consacré à l’environnement sonore du Japon ?

Rod Modell : Je suis autant un photographe qu’un musicien, et je suis rarement influencé par la musique elle-même. Ma source principale d’inspiration est les phénomènes atmosphériques étranges. Ces six derniers mois, j’ai passé beaucoup de temps au Japon pour tenter d’absorber quelque chose de l’énergie du pays, faire l’expérience de sa culture, consigner mes errances. Notamment en novembre de l’année dernière, alors que j’étais là-bas avec ma femme : nous sommes passés à côté d’une enseigne où il était écrit « Liumin », qui se traduit apparemment par « déraciné », ou « gitan ». Dans la mesure où la plupart des matières sonores de ce disque ont été enregistrées sur la route, en concert ou dans des chambres d’hôtel, ça m’a semblé idéal pour ordonner et qualifier cette musique.

La principale nouveauté de l’album est l’intégration d’enregistrements environnementaux qui interagissent en permanence avec les autres sources sonores : quel rôle leur attribuer ? Sont-ils censés appuyer le caractère immersif de la musique ?

J’envisage la musique comme un medium d’évasion : un panorama multidimensionnel qui enveloppe et caresse les sens, comme de l’eau fraîche qui te coule dessus. L’immersion est le but ultime de la musique. Les field recording augmentent la profondeur de champ, ils induisent une impression d’espace. Et à cet effet, il faut se méfier des sons trop définis : l’intégration de field recordings dans un morceau de musique peut le rendre banal et même interférer avec la plus mystique des suites d’accord. Il convient d’utiliser les enregistrements les plus abstraits possibles. D’innombrables séances d’écoute des disques de Pierre Henry m’ont beaucoup aidé à y voir plus clair. De même, l’œuvre d’Andrew McKenzie (membre éminent de The Hafler Trio, ndlr), un mentor.

Est-ce que ces enregistrements sont censés procurer une impression de déplacement et d’exotisme ? Il semblerait que les captations environnementales jouent un rôle similaire à notre époque que celui que jouaient les disques d’exotica dans l’Amérique des années 50…

J’imagine que Robert Drasnin, Les Baxter et Arthur Lyman avaient des intentions similaires aux miennes quand ils utilisaient des instruments exotiques. Certains musicologues prétendent que toutes les permutations possibles et imaginables en musique ont déjà été tentées, et c’est peut-être vrai. Ceci dit, on peut communiquer une impression de déplacement et de dépaysement rien qu’en changeant l’ordre dans une suite d’accords. J’ai des vieux livres indiens qui parlent de ça : certaines suites d’accords et certaines notes sont si puissantes qu’elles peuvent provoquer des tsunamis dans l’esprit de l’auditeur. Le pouvoir du son est immense. Et je ne parle pas des algorithmes de spatialisation du son, de la vidéo HD, des synthétiseurs virtuels qui permettent de générer des sons qui semblent provenir d’une autre planète. Les field recordings ne sont qu’un bonus, et j’ai tendance à les traiter comme des simples photographies que j’altère le moins possible. Ce sont des souvenirs que je ramène à la maison.

L’inclusion d’un deuxième disque de field recordings purs inscrit également votre œuvre dans le sillons de compositeurs travaillant à mi-chemin entre les champs de la musique et de la science comme Chris Watson ou Francisco Lopez…

Ils font partie de mes artistes favoris. Wind (Patagonia) de Francisco Lopez est l’un de mes disques préférés de tous les temps. Et je pratique les errances nocturnes, DAT à la main, depuis le milieu des années 1990. C’est ma méthode préférée de relaxation. Je viens de la musique industrielle, de Throbbing Gristle / Psychic TV, Chris & Cosey, SPK, Cabaret Voltaire, des musiciens qui m’ont bien plus influencé que n’importe quel artiste techno ou house. Parmi les nombreux disques que j’ai publiés, mes préférés sont sûrement bien trop avant-gardistes pour la plupart des fans d’Echospace. Et la musique que j’écoute le plus souvent chez moi sont mes propres field recordings. J’ai fait un enregistrement incroyable de pluie à ma fenêtre il y a trois nuits de cela. Ce qui me fascine le plus, c’est qu’il y a plus à percevoir dans ces enregistrements que ce que perçoit l’oreille, une énergie vibratoire profondément enfouie que tout apparente à la magie.

Propos recueillis par

Deepchord presents Echospace – Liumin
(Modern Love / La Baleine)