On y voyait déjà un signe. C’est la photo du film Chungking express, du cinéaste de Hong-Kong, Wong Kar Waï, qui sert de fond à l’affiche de ce premier festival européen du film asiatique de Deauville. Pourtant, dans la programmation du festival, on ne trouvera trace ni de ce film, ni d’une quelconque œuvre de ce cinéaste. Alors ? Hasard en forme d’hommage à cet emblème d’un certain cinéma asiatique, ou clin d’œil plutôt maladroit à son influence artistique ?

Cette affiche est précisément révélatrice de la principale tendance observée sur place : l’empreinte, mal maîtrisée pour le moins, du génial réalisateur sur une bonne partie de la production asiatique présente. Première tendance : un schéma narratif en entrelacs, combinant points de vues éclatés et personnages qui se croisent. Le plus réussi de cette lignée, Jam, est un film taiwanais de Chen Yiwen. Deux jeunes gens, une fille et un garçon liés par une solide amitié ; un couple de scénaristes en lutte avec leur producteur « hollywoodien » ; une triade et ses règles strictes ; et le vol d’une voiture, doublé d’un meurtre pour réunir tout ce petit monde. Les deux adolescents vont voler la voiture que le producteur a prêté à sa scénariste qui est aussi sa maîtresse, voiture qui a déjà été volée et utilisée pour commettre un meurtre.

L’attachement à des personnages qu’il sait regarder avec beaucoup d’attention constitue la force de ce réalisateur. Leurs doutes, leur quête parfois aveugle, leurs maladresses sont mises en scène avec tendresse et une belle vivacité. On regrettera seulement quelques passages beaucoup moins réussis sur le bras droit du patron de la triade, et le happy end douteux.

Blue moon, d’un autre taiwanais, Ko-I- Cheng, aurait pu constituer l’apothéose de cette recherche narrative. L’idée de départ est particulièrement intéressante : 5 bobines que le projectionniste peut passer dans l’ordre qu’il souhaite, soit 120 possibilités de voir le film. Malheureusement, cette bluette sur la solitude et l’insatisfaction amoureuse ne parvient qu’à nous énerver. Dans cet univers artificiel et parfois niais, tout finit par se mordre la queue sans construire un véritable sujet. Bishonen, du Hong-Kongais Yonfan, ancien photographe de mode, reprend lui aussi le dispositif des personnages qui se croisent et l’esthétique Wongienne. A posteriori, on lui reprochera sa déclaration d’avant film : « on fait des films, on fait des films, et puis après on réfléchit à comment on pourrait les faire ». On se permettra simplement de lui suggérer de réfléchir avant. Jet, star homosexuelle, se prostitue la plupart du temps dans la plus grande allégresse. Un jour, il tombe amoureux d’un policier (Chungking, Chungking,…) dont l’apparence de fils modèle cache une âme beaucoup plus sombre. On nage ici dans la plus complète superficialité, chaque plan étant une version dégénérée d’un film de son compère de Hong-Kong cité plus haut. Ralentis, images figées, cadrages obliques, etc. se succèdent dans le plus parfait non-sens.

On rapprochera ce film d’un autre film sur l’homosexualité, celui du cinéaste polémiste de chine continentale (ses films ne sortent jamais dans son pays), Zhang Yuan. Un seul pays, deux mondes. A l’homosexualité épanouie de Hong-Kong, succède celle, honteuse, de la Chine. East palace, west palace débute par quelques minutes de toute beauté. Dans un parc à la nature sauvage inquiétante mais protectrice, des homosexuels se donnent régulièrement rendez-vous. La police tente de les surprendre afin de les rééduquer par des punitions enfantines. Un policier est troublé par un de ces jeunes hommes. La réalisation s’applique à capter finement ce trouble refoulé, par des regards discrets et parfois amusés. Lors d’une rafle, l’auteur du trouble est fait prisonnier par le policier, ils vont passer la nuit tous les deux seuls au poste de police. Dès lors, un interminable dialogue didactique va s’instaurer, avec flash-back convenus et caricatures de rigueur, où l’un tente de se justifier, et l’autre de repousser obstinément ses tendances. La mise en scène en oublie presque totalement la présence de ces deux corps dans la même pièce, sauf pour quelques évocations grotesques. La vision assimilant l’homosexualité au masochisme, et les travestis à des déviants ne sont pas non plus du meilleur goût.

Pour en finir avec Wong Kar Waï, c’est le film de Patrick Leung (ex-assistant de John Woo), Beyong hypothermia qui se rapproche le plus de sa poésie. En évitant de récupérer de manière trop évidente l’esthétique du maître, ce cinéaste compose un petit monde désenchanté mais vivifiant. Une tueuse à gages, privée d’enfance et de vie par sa soi-disant mère, ne connaît que son « travail » et la solitude. Ce corps, dont la température est anormalement basse, n’en rêve pas moins d’une vie plus classique. Après chaque contrat, elle s’offre un bol de soupe chez un marchand de nouilles. Lui-même très solitaire, traînant un passé que l’on devine chargé, il tombe amoureux de ce fantôme de femme qui apparaît et disparaît mystérieusement. Une caméra alerte, sensible, restitue un désespérant sentiment de tragi-comédie humaine (la séquence finale interminable à la Bonnie and Clyde, surdécoupée, en constitue l’apothéose).

Enfin, on signalera la rétrospective consacrée à un cinéaste coréen prolifique et inégal (une centaine de films, dont la plupart avec sa femme dans un des rôles principaux), Shin Shang-okk. Ce réalisateur, c’est d’abord une histoire rocambolesque. Enlevé avec sa femme par des coréens du nord, il va passer plusieurs années retenu dans ce pays où il va devoir réaliser de nombreux films de propagande, avant de pouvoir s’échapper, émigrer aux Etats-Unis, et y monter une société de production. Malheureusement, nous n’avons pas été convaincus par L’Angélus, mélo plutôt languissant de misérabilisme. Un film sur le monde des muets, à ce jour le plus bavard des films asiatiques. Cette véritable épopée court sur deux générations. Un jeune homme dont les parents sont muets se voit proposer d’épouser la fille de son patron également muette. Or, cette dernière est amoureuse d’un garçon affecté du même handicap. Lui-même est attaché à une femme qui ne sait rien du handicap de ses parents. Finalement, ce sont les couples de cœur qui triompheront, non sans quelques drames en série, dont la mort grand-guignolesque de la mère. L’Angélus possède bien quelques côtés attachants (l’évocation d’un handicap, inhibant une famille simple et attachante, jusqu’à en traumatiser leur fils), mais son côté systématique ne peut être rattrapé par une réalisation quelconque.

On a gardé pour la fin la palme du navet (au coude à coude avec Bishonen), que nous avons attribué à Swallowtail butterfly, film japonais de Shunji Iwai, sorte d' »Hélène et les garçons » des bidonvilles de Tokyo, appelés Yentown pour l’occasion, et habités uniquement par des immigrés et des marginaux japonais. Là-bas, la vie est dure (les femmes sont vendues pour se prostituer) mais joyeuse, on a plein d’amis, on s’amuse sur les tas d’ordures. Et même que si on trouve une plaque pour faire des faux billets, on peut arnaquer les distributeurs de banque et devenir suffisamment riche pour ouvrir un vrai pub à musique, où Hélène va pouvoir chanter My way comme elle sait si bien le faire. Mais attention, le gang à qui appartient cette plaque est prêt à tout pour la récupérer. On ne vous raconte pas la fin, d’autant que nous n’étions pas là pour la voir. Armé d’une esthétique publicitaire, d’une sensibilité taillé à la hache dans un bloc de superficialité, ce film (?) ne contient par une seconde de cinéma. Pour mémoire, on citera Xiu Xiu, film chinois de Joan Chen, déjà vu à Nantes (voir compte rendu), et qui se situait au-dessous de la moyenne générale, mais qu’on placera ici au-dessus -sa jeune et charmante actrice Lu Lu nous a honorés de sa présence, avant d’être elle-même honorée par le jury.

Il ne fait pas de doute que la programmation de ce festival a dû essuyer les plâtres d’une première édition et la concurrence d’autres festivals plus installés. Nous n’avons malheureusement pu voir aucune « perle », ni même un très bon film (mettons de côté l’hommage trop mince à Edward Yang et le manga Perfect Blue de Satoshi Kon -dont nous aurons l’occasion de vous reparler lors de sa sortie- sur la foi des réactions qu’il a suscité). Mais elle aura au moins eu le mérite de mettre sous nos yeux une production asiatique plus ordinaire et diversifiée, riche d’enseignements, et à laquelle nous n’avons que peu souvent l’occasion de nous frotter. Et de constater que si le cinéma asiatique est actuellement l’un des plus stimulants qui existe, non il n’y a pas que des Wong Kar-waï, Tsaï Ming-liang, Hou Hsiao Hsien, et autres Tsui Hark en Asie !

Le festival européen du film asiatique, 1e édition, s’est tenu les 5, 6 et 7 mars dernier à Deauville.