Il y a certains auteurs que l’on désespère de pouvoir rencontrer un jour : les superstars du type De Palma, et ceux qui habitent aux confins de notre globe terrestre, le Kazakhstan par exemple, dont est originaire Darejan Omirbaev. Alors quand on en trouve un, on ne le lâche plus… le temps de découvrir, comme ici, un cinéaste complexe, exigeant avec lui-même et soucieux de bien faire passer ses idées. Un homme à l’image de ses films : énigmatique et secret.

Chronic’art : Pouvez-vous nous parler de ce que vous faisiez avant de réaliser des films ?

Darejan Omirbaev : J’ai été critique pendant un an et demi, et dès que j’ai eu la possibilité de réaliser un court métrage, j’ai arrêté cette activité. Je me suis aussi intéressé à la théorie du cinéma et j’ai rédigé un essai sur la sémiotique. En fait je me suis inscrit à la VGIK (équivalent de la FEMIS à Moscou) en section réalisation, mais j’ai traversé une période de doute quant à mes capacités de réalisateur, c’est pourquoi je me suis tourné vers la critique. Mon but premier a toujours été de faire des films et dès que j’en ai eu la possibilité, c’est à ça que je me suis consacré.

Est-ce qu’aujourd’hui il y a une école de cinéma au Kazakhstan ?

Oui, elle existe depuis cinq ans.

Dans votre dernier film, Tueur à gages, vous nous donnez une image assez catastrophique du Kazakhstan, est-ce réellement comme cela ?

C’est une question difficile ! Peut-être cela dépend-t-il de la personne… Mon héros, lui, n’a vraiment pas de chance. Cela dépend aussi avec quel pays on le compare. Il y a des pays où c’est encore plus dur.

Ce qui est frappant dans l’histoire de Marat, votre héros, c’est l’absence de l’Etat. Il est obligé d’entrer dans le banditisme pour payer ses dettes.

Pour l’instant, le Kazakhstan est dans une situation délicate. Il sort d’une ancienne situation détruite alors que la nouvelle n’est pas encore construite. C’est un peu la même chose pour l’Allemagne des années vingt dans le film de Bergman, l‘Oeuvre du serpent. On est dans une période de transition comme toute l’Union Soviétique.

On a l’impression que l’argent devient envahissant et remplace les anciennes valeurs.

C’est quand même risqué de juger un pays d’après un film, qui plus est le mien… Par exemple un ami kazakh qui est allé aux États-Unis a été très surpris qu’on ne tire pas des coups de feu dans la rue comme dans les films ! Mais c’est vrai que l’argent joue un plus grand rôle qu’avant. Avec le communisme, c’était différent car tout était à tout le monde. Malgré tout, je pense que l’argent joue et jouera un rôle moindre comparé à chez vous.

Pourquoi ?

Parce que cela fait partie des traditions. Là-bas il y a des rapports très proches entre les gens. Dans notre société traditionnelle, la famille est très importante. Un mariage peut compter jusqu’à cinq cent invités ! Ceci amortit l’impact de l’argent.

Est-ce que vous avez conscience de l’image que vous donnez de votre pays dans Tueur à gages ?

Pour que la vision d’un pays soit juste, il faudrait plus de films. Mon film n’est que le destin d’une seule personne même si j’ai trouvé le sujet dans les faits divers. Mon film peut vous étonner, mais vous aussi vous avez des tueurs à gages, non ? Toute l’œuvre d’Antonioni traite des difficultés de communication entre les gens. Cela nous paraît au Kazakhstan assez exotique parce que nous n’avons pas ce genre de problème. On a toujours tendance à ériger en emblème les films qui proviennent des petits pays alors que quand on voit un film français, par exemple, on y voit d’abord un destin individuel, avant éventuellement d’y reconnaître un reflet de la société.
Est-ce que vous penser que la situation du Kazakhstan évolue vers quelque chose de plus positif ?

Le journaliste a le temps d’en parler avant de mourir à la fin du film. Oui, selon moi les choses vont s’arranger.

Dans vos trois films, les personnages sont impassibles, à la limite de l’inexpression. Imposez-vous ce jeu à vos acteurs ?

Paradoxalement on ne se pose pas cette question quand on voit des acteurs qui jouent la comédie, mais quand on voit quelqu’un qui joue avec retenue, on a l’impression que ce n’est pas naturel. En ce qui me concerne c’est une question de goût. J’aimerais me passer du jeu d’acteur car c’est un moyen théâtral et non cinématographique. Je n’y arrive pas toujours car c’est très difficile. Il faudrait inventer des films sans jeu d’acteur. Mais si vous me posez la question, c’est que j’ai raté mon but et que j’ai fait un film dans lequel on remarque le jeu d’acteur !

On a l’impression que vous utilisez vos personnages davantage comme des concepts que comme des êtres humains.

Pour moi ils seront toujours des êtres vivants. A vrai dire dans mes films, je n’ai ni envie de parler de mon pays, ni d’une trajectoire personnelle, parce que ce sont des prétextes pour faire du cinéma. A l’origine, il y a le plaisir de montrer quelque chose d’une certaine façon. C’est comme pour l’opéra, l’important ce n’est pas le sujet, mais la musique. En cinéma, ce serait la matière cinématographique.

Alors justement quels seraient les enjeux esthétiques de votre œuvre ?

Pour moi se pose la question de savoir ce qu’est vraiment le cinéma. Par exemple, Godard fait des mauvais films, mais il y a du cinéma dedans, alors qu’il y a de grands films sans. Le cinéma serait semblable à la musique. Pourquoi une combinaison de sept notes serait de la musique et une autre non ? C’est très difficile à définir. Au cinéma il y a bien plus que sept notes, il y en a une infinité, autant qu’il y a d’objets, de visages… Dans mon ouvrage La sémiotique au cinéma, je me base sur le travail de Pasolini, La poétique.

D’où est-ce que vous tirez votre plaisir de cinéma ? Que cherchez-vous à créer dans vos films ?

Mon plaisir, je le tire de la combinaison des hommes, des objets, de tous ces paramètres. Dans mon film, il y a une scène dans laquelle des hommes viennent battre le héros. Il fallait signifier qu’ils le frappent, mais en le montrant tel quel, je n’aurais pas été satisfait. Je préfère le faire sentir par le combat de boxe que l’on voit sur l’écran de télévision, et par l’inquiétude de la femme qui ne peut rien voir de la cuisine, la porte étant fermée. C’est pour ce genre de plaisir que je fais du cinéma.

Montrer ne serait alors plus du cinéma pour vous?

Cela m’intéresse moins, c’est vrai. En plus je trouve que j’y arrive moins bien. Il y a cette scène dans mon film que j’estime ratée : celle où le héros se rend chez sa sœur alors qu’elle est en train de se disputer avec son mari. Je pense avoir manqué d’imagination, parce que je montre tout et que ça ne marche pas. De tout façon, dans chaque film, il y a au plus cinq à dix minutes dont on est pleinement satisfait. Le reste n’est qu’une lourde responsabilité, le devoir de raconter une histoire et de la terminer. Il y des films dans lesquels on sent que le réalisateur a réalisé exactement ce qu’il désirait, c’est le cas du Chien Andalou de Buñuel. C’est la combinaison parfaite des éléments qu’on ne retrouve pas, par exemple, dans un autre de ses films, Nazarin, où l’on sent qu’il est obligé de raconter une histoire.

L’histoire serait-elle un fardeau ?

Le fardeau serait plutôt la durée des films, devoir se conformer aux 1h30/2h habituelles. Pourquoi a-t-on décrété cela ? Pourquoi ne pourrait-on pas réaliser des films de dix minutes ou de huit heures ? Cela doit être un héritage du spectacle vivant. C’est dommage que l’on ne puisse plus faire des films de huit heures comme Andy Warhol.

Pourquoi pas votre prochain film ?

Pour l’instant, je n’ai vraiment aucune idée de ce qu’il sera !

Propos recueillis par
Traduction sympathiquement assurée par Eugénie Zvonkine

Lire notre critique de Tueur à gages