Compte-rendu du festival Cinéma du Réel, qui s’est déroulé à Paris (au Centre Georges Pompidou, au Centre Wallonie-Bruxelles, au MK2 Beaubourg à côté) du 18 au 31 mars 2010.

31e édition du Festival Cinéma du Réel, la deuxième pour son directeur général Javier Packer-Comyn. 16 films en « Compétition internationale », 15 pour le « Panorama français, et 17 « Premiers films » (une nouvelle catégorie également en compétition). Des « News from », de Pippo Delbono, de Nicolas Philibert, de Romuald Karmakar, etc. Un atelier frère Maysles en présence d’Albert, un atelier Marcel Hanoun, un atelier Michel Khleifi. Une dédicace Xiaolu Guo. Une « Histoire pratique du pamphlet visuel » programmée par Nicole Brenez. Puis des films autour du rock. Des films de réalisateurs en couple. Des films autour des Black Panthers. Des films de René Vautier. 11 bobines d’un film de Boris Lehman. Il fallait choisir : Maysles, Lehman, la compétition (30 films vus sur 48, mais pas le Grand Prix). La compétition : intéressante, jamais galvanisante, a donné la sensation qu’aimer les films montrés au Réel cette année, c’est comme préférer Mountain Goats aujourd’hui plutôt qu’il y a quinze ans. En clair : se contenter de films parfois pas mal, mais qui n’ont ni l’éclat rugueux du primitif, ni l’urgence des temps nouveaux, et qui semblent exploiter de manière plus ou moins formelle, plus ou moins commerciale, un « genre », le documentaire. Voici quelques notations factuelles ou subjectives, quelques questions.

Fabulation

Edie Beale et sa mère sont des parentes de Jackie Kennedy (cousine, tante). Elles vivent dans une maison de 27 pièces envahie par la végétation, au milieu des ratons-laveurs et des chats, recluses. « Où que je sois, c’est un écrin » déclare la mère. « Elle s’est convertie bien plus tard. Elle a été alcoolique. Un foie qui agonise, le sang qui sort par les oreilles, il y a d’autres manières de se tuer. Sa mère venait du Kentucky, elle était excellente cuisinière. On peut fumer, sauf si on veut vraiment apprécier la nourriture. Loïs n’a jamais aimé manger. Elle est folle de gâteau. Je crois qu’elle a du sang austrio-polonais dans les veines. Elle a toujours été mince. Mother n’a jamais pu la changer » (au sujet de « Loïs », parente ou voisine). Edie et sa mère ressemblent beaucoup aux vieilles dames des films de Minnelli : Tante Amarilla (Yolanda et le voleur) pour les associations d’idées et le délire verbal, la Contessa Sanziani (Nina) pour la vie en réclusion et la difficulté « de maintenir la frontière entre le présent et le passé » Edie). Edie> a 56 ans, mais elle sera toujours plus jeune que sa mère : une éternelle petite fille qui change plusieurs fois par jour de tenues (« révolutionnaires ») et qui se fait gronder – « Je croyais que tu devais laver les chaises » – « J’ai essayé. J’ai balayé l’entrée ». D’une séquence à l’autre, la broche dorée d’Edie migre du sommet de sa tête au creux de son cou, retenant des foulards qui sont parfois des pulls. « Je grossis à force de vivre nue ». Seule, fantasque, capricieuse, elle gazouille avec des airs de tragédienne ou de pythie, murmure des cancans à demi inventés dans un climat de complot, fait des oeillades ou allume David Maysles. A deux, elle et sa mère fabulent : se disputent, chantent, se surveillent, dansent, disent n’importe quoi, se font les reproches les plus crus, mangent de la glace. Tout est vrai, et tout passe par le spectacle. En représentation permanente, elles touchent le summum du naturel. Situations, monologues, décors, vêtements, attitudes, s’inventent sur place et dans l’instant. Et comme Hazel Pennicott (Mademoiselle, toujours Minnelli), Edie aime qu’on prononce son nom, aime rejouer sa vie passée, jouer sa vie présente, se convaincre de sa vie future sur les planches à l’abandon des Grey Gardens. Minnelli encore : « Je ne veux pas que quiconque joue Edie Beale. Je ne veux pas que quiconque joue mon rôle. Quand j’ai vu Gigi, j’ai pensé à maman ». Les stylistes gay s’inspireraient encore, selon Albert Maysles, des tenues improbables d’Edie. Il y a des fêtes Grey Gardens aux USA et au Royaume-Uni. Des travestis imitent Edie dans leurs numéros de music-hall. Grey gardens est un film circulaire : Edie et sa mère revivent tous les jours les mêmes petits drames et la même grande tragédie, en ayant tout oublié comme au premier jour. Grey gardens (1976) et The Beales of grey gardens (2006) sont un même film circulaire : David, le frère d’Albert, est mort, mais Albert a monté les rushes non montés, a assemblé les chutes – 1h30 de plus en compagnie des Beales.

Observer, écouter, regarder

Présent en fin de séances, Albert Maysles rappelle que le projet est d’ « observer, d’écouter, de regarder », de n’être pas « director » mais « filmaker », de « ne pas contrôler l’évènement », de « n’être ni un narrateur, ni un hôte », de se contenter d’être là, d’aimer, de « se rapprocher » (« to get closer », un conseil de Robert Capa), d’« avoir l’approche d’un thérapeute avec un patient : le premier contact se fait par le regard et ouvre une porte, celle de l’affection » – et ensuite, « to be a fly on the wall », être la mouche qu’on ne voit pas – « mais ni la mouche, ni les murs, n’ont peut-être de tels yeux. L’objectif : « donner au spectateur l’impression d’assister lui-même à l’évènement » ou, pour Grey gardens, « de faire la connaissance de deux femmes formidables ». Ce parti-pris de l’évènement (le laisser advenir) et de l’empathie (l’éprouver, la susciter) a beaucoup essaimé, parfois de façon morne. Avec les Maysles, le parti-pris est à son état brut, éruptif. Le choix du terrain est déterminant. De Get yer ya ya’s out (les Rolling Stones sur scène et en coulisses) à Salesman (quatre représentants de commerce qui vendent LE livre : la Bible) ou Dali’s fantastic dream (Dali et « his own crazy self »), les Maysles choisissent des histrions qui font leur show indépendamment du fait d’être filmés par eux. Albert a raconté qu’à leur arrivée à Grey Gardens, chaque matin, ils entendaient les Beales jouer comme on les voit jouer dans le film. De même, le soir, Edie et sa mère savaient (avec les Maysles) établir le bilan de la journée : elles étaient conscientes d’avoir ou non réussi leur prestation. Il a beaucoup été question, lors des débats, du refus des Maysles d’interviewer leurs protagonistes. Mais si les protagonistes fabulent seuls ou entre eux, il devient inutile de les interviewer. Ou alors, les Maysles s’arrangent pour que d’autres tiennent le rôle de l’interviewer à leur place. Dans With love from Truman, Truman Capote passe la journée avec une rédactrice de Vogue, qu’il emmène dans sa résidence balnéaire. Dans Meet Marlon Brando, des journalistes demandent, chacun à leur tour, dans le restaurant d’un hôtel new-yorkais, à Brando d’assurer la promotion du film Morituri. Ces deux films peuvent être vus comme des mises en perspective théoriques de la pratique des Maysles : Brando retourne les questions aux journalistes (il prend la place de l’interviewer) ; Capote (époque De sang froid) exprime son ambition de non fiction novelty (combiner écriture romanesque et factualité journalistique). Dans les films des Maysles on n’a même plus le sentiment que l’évènement est à capter. Pour cause, il déborde, tel une ressource inépuisable. N’importe quoi peut arriver, comme si c’était le présent qui était doué d’imagination, fantasque et plein de bruit. Il n’y a qu’à laisser entièrement l’initiative, à des Edie ou des Brando. Dans Meet Marlon Brando, on se retrouve, sans savoir ni pourquoi ni comment, en extérieur, à l’orée de Central Park, en compagnie de journalistes français laissés off. Brando les interroge, in, en français, sur la France de De Gaulle. Le voilà qui déshabille d’un sourire mi-clos une jeune beauté noire accompagnée d’un petit garçon. Il l’interpelle et lui demande d’exprimer son opinion sur l’évolution des droits civils aux Etats-Unis. C’est, par exemple encore, dans Salesman, deux femmes (la mère et la fille) assises en tenue d’intérieur sur un canapé avachi. Le représentant en Bibles est hors-champ à l’image, in au son. La mère lance soudain que sa fille est une intellectuelle. Celle-ci réplique qu’elle est infirmière. C’est, de toute évidence, la première fois qu’une idée pareille passe par la tête de la mère. Dans les deux films qui lui sont consacrés, Christo est moins un showman qu’un démiurge, créateur de l’évènement ex nihilo, meneur qui mobilise ses troupes. Dans Christo’s valley curtain (1973), l’artiste est filmé au moment où un rideau orange de 13 000 m2 est suspendu entre deux montagnes du Colorado, sous le regard de golfeurs, par des ouvriers du bâtiment. Dans Running fence (1978), Christo est filmé au moment où il doit trouver les partenaires et les autorisations pour tendre 40 km d’un ruban blanc de 5 m de hauteur, du pays des cow-boys jusqu’à l’océan, à travers deux comtés de Californie. Dans les deux cas, il y a un défi – l’évènement pourra-t-il avoir lieu ? -, et l’art est filmé comme une dynamique sociale – Christo déclare : « Les gens font partie intégrante de la réalisation de mon oeuvre. J’aime l’art du XXe siècle. Sa dimension sociale, économique, politique ». Dans le premier film, des ouvriers travaillent au péril de leur vie sur un chantier aberrant, gratuit : une oeuvre d’art, et, ayant contribué à son édification, se trouvent conquis par l’Art. Dans le second film, des autochtones, des hommes politiques, des centaines de hippies venus par bus participent à un western de l’art où la pose des barbelés ou des rails de chemin de fer est remplacée par l’édification du ruban. L’aspect technologique (quel nylon, quels boulons – ceux qu’il ne faut pas laisser traîner car les vaches, si elles les mangent, mourront) est occulté au profit de la création collective en marche (même si les Maysles se sont un peu trahis en ne filmant pas vraiment les négociations avec les fermiers – chanson sur montage enchaîné de quelques plans). Running fence, c’est Taking Woodstock (Ang Lee) en réussi. A la fin des deux films, Christo est content : les deux réalisations, qui ont mobilisé tellement d’énergies, sont exactement comme sur ses maquettes en deux dimensions. Les Maysles étaient deux (frères). L’un à la caméra, l’autre au son. Le son était enregistré indépendamment de l’image. Dans With love from Truman, certaines images n’ont pas de son, elles ont quand même été montées. Albert (à la caméra) n’utilise pas de pied, mais a stabilisé sa caméra sur un socle en bois qu’il a fabriqué. Dans Get yer ya ya’s out, Albert est rappelé à l’ordre par le photographe des Stones parce qu’il s’est faufilé au beau milieu de l’évènement. Il s’approche, se recule, se rapproche, se recule davantage. Entre lui, mobile, et ses sujets, mouvants, la mobilité est constante. Monté, le cinéma des Maysles est un florilège de bribes, un bout-à-bout brut où claquent les coupes. En même temps, c’est un cinéma qui raconte avec discrétion des histoires de désespoir économique (Salesman), de solitude (With love from Truman), de regrets (The Beales of grey gardens) ou d’amour (Grey Gardens, une histoire d’amour entre deux femmes). Discrétion avec laquelle Meet Marlon Brando ou Salesman sont, en sous-main, des films comiques : un déjeuner sans cesse interrompu, un personnage qui, mécaniquement, prend à rebrousse-poil la mécanique promotionnelle ; quatre vendeurs qui vendent le livre qui ne se démode jamais (la Bible – une idée de génie que l’éditeur de Truman Capote souffla aux Maysles) et qui ressemblent à des mafieux. Pas d’interview, des faits, du romanesque. Albert, resté seul après la mort de son frère David, a créé la Fondation Maysles. Il gagne sa vie en animant des master class, en faisant des films publicitaires, en percevant des droits d’auteur. Tous les films ont été présentés en vidéo, parce que les copies n’existent plus, ou sont conservées par des cinémathèques qui ne les prêtent pas (la Cinémathèque Royale de Belgique a fait le choix de conserver et de numériser ses collections plutôt que de les montrer). Albert Maysles a un nouveau projet : filmer deux petites filles de 6 ans qui cherchent à « résoudre leurs rêves ».

Fabulation 2

Garance fabule, comme les enfants de son âge : elle a 7 ans, invente qu’elle est une sirène et complète la fable à mesure qu’elle la raconte, tant que son grand-père l’y invite. Puis, à la caméra de celui-ci, elle commence à préférer, à 9 ans la compagnie de ses copains, à 10 celle des livres. Je m’appelle Garance (Jean-Patrick Lebel, Panorama français) n’a d’autre ambition que de rappeler la courte parenthèse pendant laquelle la découverte de la réalité va de pair avec le repli sur l’imagination. C’est l’époque où les petites filles se confient aussi facilement qu’elles font amitié ou inimitié avec les choses qu’elles animent de vie, jouent au jeu de la caméra comme au jeu du chat, des vagues ou des élixirs. C’est le temps des fabulations à cœur ouvert, bon enfant et cruelles. Les séquences sont fulgurantes lorsque l’absolue confiance se mue sans crier gare en absolue détresse, ou vice-versa. C’est une crise, quand au jeu de la cabane, le petit frère n’obéit pas – Garance filmée criant, pleurant, souffrante, s’offrant à l’objectif. C’est une réflexion lucide, quand au jeu de la reine de la mer et du roi du rocher, Garance, toujours sirène, explique que son destin sera lourd à porter : sa mère l’a faite humaine. La mer, les poissons de l’aquarium, le ballon-licorne qui flotte au-dessus de Garance attaché à la chaise de son petit-déjeuner, sont des extensions de sa petite personne, qui permettent de partager ses fables et de suspendre un peu le temps. C’est une idée toute bête, et pas si fréquente, que de filmer une petite fille de 7 ans ordinaire. Y avait-il besoin de la voix-off, scientiste, qui donne parfois l’impression d’être faite pour lever le soupçon de l’inceste, dissiper la gêne de l’impudeur, voire pallier aux insuffisances d’une fabulation qui reste celle d’une petite fille comme les autres ? Oui, il y en avait besoin. D’une part, c’est un document sur un baby-boomer de gauche qui se fait appeler Jean-Patrick et non papi, qui s’est intéressé à la psychanalyse, à Godard et qui cite René Char. D’autre part, le commentaire, même sentencieux, reste un idiome, par définition personnel, et finit par être l’expression profondément émouvante d’un grand-père qui se rend compte que le temps a passé.
La fable

Les Dragons n’existent pas (Guillaume Massart, Panorama français) : le carton qui ouvre le film (un dragon terrorisait les Ardennais, ils surent s’unir contre lui) et les plans de grues qui tendent leur cou mécanique promettaient que l’état des lieux (une région industrielle dévastée) se nourrisse de la fable ou se transmue en fable. Mais les dragons n’existent pas, le début du film est oublié et il faut se rendre à l’évidence du titre. A défaut de vérité générale et transhistorique sur les dragons, le film se construit au cas par cas du collectage audiovisuel : des plans sans tellement de personnalité, archives personnelles semble-t-il, qui remontent à 2006, de l’usine Cellatex désaffectée, de 2 cinquantenaires qui n’ont par retrouvé de travail ; un reportage sur une usine rachetée par plusieurs ouvriers qui, à 3, s’étonnent d’être désormais attentifs au cours de l’acier ; un long plan-séquence où 8 ou 9 ouvriers discutent du montant de leur prime de licenciement et de la fin de leur usine autour d’une grande table de réunion. Au milieu, il y a une longue scène où les outils de travail sont mis aux enchères : le commissaire-priseur ressemble à un camelot itinérant du 21ème siècle. Par cette construction en devenir, au petit bonheur la chance de scènes filmées avec les moyens du bord, Les Dragons n’existent pas finit par trouver sa forme, et in fine le chemin d’une fable : les ouvriers dont la région est de plus en plus morte et la condition de plus en plus atomisée sont, à l’image, de plus en plus nombreux, mais comme si leur imaginaire regardait désormais le spectre du tourisme, qu’ils se préparaient déjà à faire les guides. Autre montage d’archives personnelles (en partie) : Vostrau Belarus (Victor Asliuk, Compétition internationale / Biélorussie) juxtapose, après une scène d’intronisation (Loukachenko président), des images filmées à chaud de manifestations urbaines devant le palais présidentiel, des plans léchés de petites vieilles qui vivent comme au 19ème siècle dans la campagne biélorusse (les archives personnelles), des images d’archives en noir et blanc (années 40), et des séquences dans le jardin d’un vieil homme qui, en rase campagne, veille sur son petit peuple de bois : « Mon peuple se plaint de l’état de la route. Je m’en occupe ». Ce petit peuple de bois, ce sont des figurines grossièrement taillées et peintes, réparties en des scènes distinctes à même l’herbe du jardin (scènes de campagne, de vie urbaine, de boulangerie, d’église, de tramway : de l’art brut). Elles offrent une version miniature de tout un peuple dominé par son serviteur suprême, le petit vieux. Si ces figurines et leur créateur avaient été au centre du film, Vostrau Belarus aurait peut-être, par la fable, trouvé un principe de construction, fait résonner les contradictions et fourni une analyse intéressante du despotisme.

Observer, écouter, regarder 2

Dames en attente (Dieudo Hamadi, Divita Wa Lusala, Premiers films / République Démocratique du Congo – Bourse Pierre et Yolande Perrault) est un enregistrement simple, sans commentaire, sans interview, de quelques jours d’une réalité institutionnelle invraisemblable. De jeunes mamans congolaises prennent à parti l’administration hospitalière, elles se plaignent de l’état de la maternité. Cette administration, qu’une femme débordée semble porter sur ses épaules, séquestre celles qui ne peuvent pas payer les soins prodigués. Elles ou leurs maris défilent dans le bureau des encaissements, l’administratrice chargée d’encaisser les sommes dues est assise sous des sonos qu’elle a reçues en dépôt pour paiement. On cherche qui paiera pour une jeune femme qui a accouché suite à un viol – qui mentionne son viol comme si elle avait perdu le chemin de sa maison, ou égaré son porte-monnaie, ou son tube de pâte dentifrice. Clair, net, sobre. Les deux réalisateurs congolais n’étaient pas là. Car la France pas plus que l’Allemagne (où ils étaient sélectionnés au festival de Berlin) ne leur ont octroyé de visa. La LDH a publié un communiqué pour que cette injustice ne reste pas ignorée.

Voix-off et minimalisme

Memo mori (Emily Richardson, Compétition internationale / Grande-Bretagne) est un poème urbain façon journal de bord, à la versification sobre. Il a été réalisé par une artiste qui fait des installations et montre ses films dans les grands musées internationaux (l’ENSBA a montré plusieurs de ses films le 23 mars). Le commentaire de Memo mori est de Iain Sinclair, romancier londonien et chantre de la contre-culture. Chacune des quatre séquences raconte une histoire – de canal interdit à la navigation, de cabanes sur le point d’être détruites, de parc olympique qui sera « la plus grosse machine à laver d’un site pollué », de Hell’s Angels en cortège funéraire. Ces séquences obéissent chacune à un principe formel économe et plastique. Chaque cabane a son plan fixe, dont la photogénie s’anime à mesure que le commentaire évoque cette « série de sculptures et d’autoportraits, modèles d’architecture, structures de survie, registre de la différence qu’il sera cruel et tragique de consulter avec les années ». L’« errance psychogéographique en bus magique » sur le chantier du parc olympique est un simple travelling à travers la fenêtre d’un véhicule qui roule, sur des zones boueuses et trop grandes – et toujours la voix-off, hilarante à force d’égrener des quantités chiffrées : en quinze jours, 4 200 000 fruits, 362 000 miches de pain seront consommés sur le site des JO. Puis Emily Richardson s’est mise sur le bord du trottoir et a filmé les « Satan Slaves » qui traversent Londres, « fiers de leur différence », un jour de soleil. Autre film minimaliste à voix-off, construit sur la mutation du paysage urbain, peuplé autrement que par des personnages filmés en gros plan, et filmé sur trois ans : Achrey aso (closure) (Anat Even, Compétition internationale / Israël). La réalisatrice ne déroge pas à la règle qu’elle se donne : au son, en voix-off, faire le deuil d’un certain Ari ; à l’image, ne filmer que ce qu’elle voit de sa fenêtre, qui donne sur un jardin paradisiaque et sur un pont d’où parviennent quelques mots de guides qui font visiter le quartier, construit dans les années 20 par des Juifs allemands. Puis la fenêtre donne sur un trou : le jardin a été détruit. Puis sur un chantier : un immeuble est construit à la place du jardin, tandis qu’on perçoit des ouvriers arabes en train de chanter « Donnez-nous des tanks, donnez-nous des missiles ». Puis sur un mur : l’immeuble est construit si près de la fenêtre que celle-ci est murée. C’est cet encadrement strict qui donne son mystère et sa force au film. La vie à l’extérieur ne parvient que comme un écho, à distance, et donne une impression de cauchemar cotonneux – pendant qu’à l’intérieur, c’est le début du deuil. A mesure que l’horizon vu de la fenêtre se rétrécit, la violence extérieure se rapproche, devient palpable – on comprend alors qu’Ari était un artiste israélien progressiste, éclairé, militant et aimé. Le filmage quotidien et domestique contrebalance la rigueur de l’encadrement, si facile à conceptualiser. Puis la vue se bouche, le mort est bel et bien enterré. L’apparition du rectangle de béton aveugle, qui anéantit toutes les perspectives que le film réussissait vaille que vaille à dégager, est sidérante : allégorique et choquante. Cet endroit, c’est l’Iran(Anonyme, Premiers films / Iran) est un montage d’images anonymes qui ont circulé sur Internet au moment de l’élection frauduleuse de Ahmadinejab en juin 2009. Rapidement, on distingue le visage « identifiable » d’une manifestante. Et c’est justement le propos de ce film d’information et d’intervention, sans personnages mais traversé de foules en rébellion, de croiser ces images (d’)anonymes avec un enregistrement sonore : les consignes données aux bassijis par les services secrets, pour que ceux-ci puissent filmer les manifestants en vue de leur arrestation. Cet endroit, c’est l’Iran est un film d’horreur : les images les plus violentes (tirs à balles réelles, mort en direct) sont filmées de loin, dans un chaos où des centaines de figurines en voie de pixellisation s’agitent, rendues abstraites par la colorimétrie aberrante et flashy de la vidéo en basse définition. Ce travail plastique involontaire fait résonner les morts d’une manière particulièrement horrifique.

Tragédie et observation

Il est passionnant de découvrir un empire en expansion à travers ses films. Last train home (Fan Lixin Premiers films / Chine) a, pour objet, les 130 millions de travailleurs migrants qui prennent le train et reviennent chez eux au moment du Nouvel an, et, pour sujets, une famille, composée des parents, mécaniciens dans une usine de confection à la ville (Guangzhou), de leur fille Qin, adolescente, de leur fils, encore garçonnet, élevés depuis leur naissance par leur grand-mère, à 2100 km de là, dans un village du Sichuan (Huilong). Autant dire que ça se passe mal : le lien parents/enfants est rompu. Last train home est une tragédie, en trois lieux (la ville, le village, les trajets en train). Le tout jeune réalisateur a choisi de filmer pendant trois ans une situation monstrueuse : des parents qui se tuent au travail pour pouvoir envoyer leurs enfants à l’école – « sinon vous allez finir comme nous » ; une fille qui ne leur pardonne pas de l’avoir abandonnée et se révolte – « ils ne pensent qu’à l’argent ». Situation inextricable, car ceux qui sont convaincus de faire le bien font le mal et tout le monde a raison. Last train home est une tragédie en direct. Assister, impuissants, aux décisions, capitales mais qui viennent déjà trop tard, de personnages dont on comprend qu’ils ne font pas ce qu’ils devraient faire… et ne font qu’empirer la situation. Voir la pauvreté d’un vocabulaire qui, quand il s’agit de « se parler », ne sait que faire la leçon, gronder, prier. La fille, depuis le début récalcitrante, un regard de sphinx, est déjà ailleurs. « Merde. Je m’en fous » : Fan Lixin a filmé les claques, la correction physique, quand père et fille en sont venus aux mains. Il n’a pas arrêté la caméra malgré la violence de la scène. Sans doute accepte-t-on cette capture à chaud parce qu’elle contribue à édifier une dramaturgie tambour battant, selon laquelle l’enchaînement des faits, la précision de l’exposé, la puissance de la situation importent davantage que l’empathie – qui advient de toutes façons par surcroît. Et c’est à l’échelle d’un peuple et d’un pays qu’est amplifiée la tragédie domestique. Notamment quand des milliers de voyageurs se précipitent sur les quais, voyagent les uns sur les autres et se parlent, attendent cinq jours dans l’enceinte de la gare, chargés comme des mulets, parqués, grégaires – se comportant comme du bétail et filmés tel quel.
Il a été question pendant le débat des « chances documentaires » : Fan Lixin, dont l’ambition est d’ « explorer », en aurait bénéficié, par exemple pour cette tempête de neige survenue au moment du Nouvel an, bloquant le trafic ferroviaire. Quant au choix de la famille, il espérait que Qin, la jeune fille, quittât sa famille et allât travailler à la ville. Il l’espérait pour continuer le film, et c’est ce qui arriva. Cette autre « chance documentaire » lui a permis d’insérer des extraits de la vie d’une jeune Chinoise de 17 ans (shopping, mutations vestimentaires et capillaires, embauche dans une boîte techno tonitruante), brèves séquences qui sont presque des plans de coupe, et zèbrent la Chine ancienne d’éclairs effrayants. 1428 Du Haibin, Compétition internationale / Chine), revient sur la situation au Sichuan, 10 jours, puis 210 jours après le séisme survenu le 12 mai 2008 à 14h28. « Quand ce sera un site touristique, on n’aura plus besoin de cultiver », dit un interviewé. Le film, monté (comme Last train home) par Mary Stephen (la monteuse des derniers Rohmer, qui vit à Hong-Kong), donne l’impression que Du Haibin a fait du tourisme : collectant des plaintes, des plans, des extraits de langue de bois, des centaines de situation, des regards poétiques. L’ « observer écouter regarder » a sa face noire : le formalisme de bois, la formalité cynique – faute d’une dynamique – rêve ou cauchemar – à filmer.

Mythologie

La Boca del lupo (Pietro Marcello, Compétition internationale / Italie – Prix international de la SCAM) est une commande d’une fondation jésuite. Au début, on voit un navire de commerce sur la mer, bordée à droite au premier plan par un rocher noir, et on entend un texte sur les hommes des cavernes, ces travailleurs migrants dont « l’histoire est faite de cendres, de sang et de rêves dénaturés. Ce texte, écrit par le réalisateur, est lu off par Franco Leo, un acteur de Carmelo Bene (par son lyrisme, sa manière de mélanger les époques et les visions, le texte rappelle Bene). Ensuite, in, off, en séquences mises en scène ou par des images d’archives, le film narre l’histoire d’Enzo, migrant de la Sicile, sous-prolétaire, truand qui a croisé en prison (où il a passé 30 ans) le chemin de Mary, sa femme, un travesti qui fait le trottoir dans les ruelles du quartier interlope de Gênes. Leur histoire est reconstituée d’une manière mythologique. Enzo – gueule d’acteur – filmé dans le port de Gênes – couleurs saturées, rutilantes : la vidéo semble travaillée au point que le grain, la colorimétrie sont celles des films en 9,5 mm également intégrés au film. Enzo filmé dans un bar années 50 du port – des pouffes, des piliers de bistrot, le roulement de mécaniques de l’homme à pépés – sur une chanson de Gainsbourg – licence artistique. Ailleurs : Buxtehude. Le film est à situer entre Demy et Costa. Demy pour le monde perdu, les mythologies portuaires et populaires, la comédie musicale. Costa pour la plasticité, la fascination du monumental, le parti-pris du trans – ou de l’an-historique. La plus belle séquence est la plus simple. Elle met en présence Enzo et Mary, assis chez eux sur des chaises face caméra, plan fixe. Pendant que Mary raconte leur rencontre en prison, comment il la protégeait, comment il la séduisait, distribuant intimidations et menaces de mort à quiconque y toucherait, Enzo remonte les manches de son tee-shirt, caresse ses muscles, siffle le chien, le fait coucher d’un geste énorme, caresse ses muscles, siffle le chien, caresse ses muscles, caresse ses muscles. Idiotismes de la brute au grand cœur.

Comique

Elie et nous (Sophie Bredier, Compétition internationale / France) est un mauvais documentaire sur un ancien rescapé des camps qui témoigne de sa souffrance, et un excellent film comique sur un homme qui veut transmettre l’original de son stigmate. « Ce qui m’intéresse au départ, c’est Elie tel qu’il est. J’ai de l’amour, de l’admiration pour cet homme justement parce qu’il ne se met jamais en avant, à cause de ce qu’il a vécu ». Dans le film, Elie Buzun apparaît au contraire comme un Narcisse qui n’arrête pas de se mettre en avant, que Sophie Bredier filme à la trace comme si l’empathie devait être immédiate. Le montage, sur le principe du best off, n’arrange rien. Par exemple, l’intervention d’Elie sur son expérience concentrationnaire auprès des jeunes générations paraît dénuée du poids même de l’expérience, réduite à l’état de signe ou de doxa. « Elie, c’est mon héros. Et j’ai voulu le filmer tel quel ». Un héros, c’est un homme qui, s’il n’est pas éclairé sur lui-même, doit au moins éclairer les autres. Paradoxalement, Elie devient un héros – le héros d’une comédie – quand il apparaît comme un cas pathologique. Et le film trouve dans la matière même de son obsession, dramatique, le principe d’une composition comique : mise à plat répétée d’un traumatisme, ressassement à l’identique d’un même dilemme, reprise à zéro d’un même dialogue à mesure que les confrontations se multiplient et se diversifient. En voici le scénario. Elie, à qui les nazis ont tatoué un numéro sur l’avant-bras pendant sa déportation, devient chirurgien, un métier où on retrousse ses manches. Alors qu’il n’avait pas encore d’enfants, il se fait enlever son bout de peau tatoué, qui se transforme en parchemin. Il y a trois ans, il se fait voler sa veste, donc le parchemin qu’il conservait dans son portefeuille. Les enfants auxquels il le destinait sont soulagés. Sa femme aussi. Sauf qu’Elie envisage de se refaire tatouer son numéro de déporté. Il expose les trois possibilités au docteur Mimoun, un chirurgien : 1) soit je meurs sans mon numéro 2) soit je me fais retatouer mon numéro et je me fais enterrer avec 3) soit je me fais retatouer mon numéro et me le fait enlever de nouveau : je lègue ce nouveau parchemin à mes enfants. Le docteur Mimoun lui explique que dans les deux derniers cas, se pose le problème du faux : « un faux tatouage, car pas fait de main de nazi. Alors, toutes vos paroles perdraient leur sens ». Elie ne se décide par pour autant, mais la thérapie progresse. Chaque scène est une déclinaison du même (l’obsession d’Elie) mais cette déclinaison donne l’impression qu’on franchit des paliers.

Burlesque (fabulation fin)

Mes sept lieux (Boris Lehman, Séance spéciale) : plus de 6 heures, soit 11 bobines (mais réparties en 4 séances), d’un film présenté comme « en cours d’achèvement », en présence de Lehman (comme d’habitude), mais également de sa monteuse. Ce « journal filmé » couvre la décennie 2000 (c’est une partie de Babel, commencé il y a 27 ans). Un épisode de la bobine 4 : Boris plonge dans la boue du chantier Flagey. Boris aime en effet les happenings aberrants. Là, après avoir escaladé une grue, il enfile une combinaison de plongée avec l’aide d’un ouvrier, selon une gestuelle assez proche de celle d’Harry Langdon, plonge, etc. Ce qui est intéressant, c’est que : 1) l’épisode est construit comme un sketch, avec ses moments longs et ses moments courts. 2) le sketch est hilarant. 3) on en oublierait presque ce qui a motivé le happening : Boris allait à la pêche à ses bobines perdues. 4) le sens symbolique de la séquence est presque oublié – « le sens qu’il développe n’est d’abord que la parfaite mise en scène d’une situation » (Bazin sur Chaplin). Les grands questionnements, par le passé parfois trop insistants, ou symboliques, sont maintenant complètement résorbés (sauf peut-être dans la 11e bobine). C’est comme si le personnage de Boris s’était décollé de Boris Lehman et avait atteint à l’objectivité. Lehman a parachevé la construction d’un corps burlesque : chair fragile, corps à choyer, donné mais récalcitrant ; figure taiseuse ; accoutrement bariolé, souvent trop grand ; touche-à-tout sans vraiment de qualité ; ami avec tout le monde ; semblant presque dormir debout ; absorbant ce qui l’entoure. Si bien que le nombrilisme de Lehman, qu’il met en scène depuis 1963 (son histoire, son physique, sa mémoire, son œuvre, ses performances, sa santé, ses pieds, sa peau), perd en symbolisme ce qu’il gagne en concret. C’est que le burlesque est une discipline très concrète, et le burlesque de Lehman, un nombrilisme très descriptif. La Judéité ? Décantée comme une rémanence quand, d’un carton, Boris sort une cinquantaine de paires de chaussures qui finissent par former un tas. Lorsque Boris Lehman filme les 60 ans de Boris, c’est un anniversaire sans épanchement, sans liesse, sans empathie, une fabulation non exubérante. Boris, comme en coulisses, chaparde le dernier chocolat d’une boîte qu’il n’arrive pas à attraper (il a l’air de coller). Puis Boris mange le chocolat sans rien exprimer d’autre qu’une mélancolie intense et muette, parfaitement autiste. C’est un des moments les plus burlesques du film. La mise en scène, le découpage, le sens du cadre, le sens des durées, du rythme, de la lumière, du geste : on les dirait dorénavant innés. Par eux, chaque sortie de Boris est une célébration de son entourage. S’agit-il de montrer un accordéoniste ? En plan très rapproché, comme s’il filmait littéralement les cordes vocales de l’instrumentiste qui chante d’une voix rauque – le sketch « Boris à l’accordéon » suivra. Ou bien c’est le plan d’abord très large, dans un intérieur domestique, d’une séquence de chant à la Brel, où un bébé, au premier plan, démultiplie les sources de vie de cette composition picturale et musicale. En somme, Boris Lehman est devenu un poète accompli de son outil, le cinéma. La célébration d’autrui, le burlesque de soi semblent désormais pour lui une seconde nature. Ce grand écart (célébration et burlesque), il l’accomplit comme un bon génie. Boris Lehman continue de filmer en 16 mm, avec trépied. Son caméraman attitré est Antoine Meert, mais il a aussi recours à d’autres cameramen – professionnels ou amateurs. Il a un preneur de son – professionnel ou amateur – ou bien il prend lui-même le son, quand il ne joue pas. Le son et l’image sont indépendants (on parle donc de « 16 mm double-bande »). « Pour que quelque chose surgisse, je filme tout le temps. Les mêmes lieux, les mêmes gens. Je fais du cinéma artisanal. Pour Mes sept lieux, j’ai filmé 30 heures de rushes en dix ans. Je ne fais qu’une prise. Si je n’obtiens pas ce que je veux avec une personne, j’essaie avec une autre un ou deux ans plus tard ». Lehman a su créer les conditions qui lui permettent de faire du cinéma comme il l’entend. Rohmer, à sa manière, avait fait de même.

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