Accompagnons la tournée française d’Ahmad Jamal en lui rendant la politesse d’une évocation de sa ville natale. Petit tour à Chicago et panorama du carrefour créatif qu’est depuis toujours la Cité des Vents, d’hier à aujourd’hui, d’aujourd’hui à demain. Visite guidée dans le temps.

Chicago tient une place particulière dans la géographie du jazz américain qui, plusieurs fois, a repris son souffle dans la Cité des Vents. Dès après sa naissance attestée à New Orleans, quantité de pionniers et pères fondateurs du jazz, évincés du quartier de Storyville, émigrèrent à Chicago en rangs serrés. Louis Armstrong, Jelly Roll Morton, Omer Siméon, Johnny Dodds, Zutty Singleton et bien d’autres y amenèrent une musique encore verte ; elle s’épanouit là, et décanta. C’est curieusement à Chicago que furent enregistrés les chefs-d’œuvre du jazz New Orleans, du Creole Jazz Band de King Oliver aux Hot Five et Hot Seven d’Armstrong. Mais le jazz y connut aussi sa première Réforme. Des jeunes gens talentueux du cru, blancs pour la plupart, raffinèrent une musique qui fleurait encore bon le Sud pour lui conférer certaine rectitude, ils se nommaient Bix Beiderbecke, Georg Brunis, Muggsy Spanier, Mezz Mezzrow, Frank Teschemacher, des noms faits pour la légende. C’est à Chicago encore que Coleman Hawkins mena son apprentissage du saxophone, ce devait être un signe puisque c’est dans cette ville, au sein dudit « style Chicago », que cet instrument se conquit un nouveau statut qui depuis nourrit l’imaginaire du jazz. C’est à Chicago toujours que se popularisa le boogie-woogie : le premier enregistrement de ce nouveau style musical ne s’appelle-t-il pas Chicago stomp (1924) ? Une position carrefour dans les échanges est-ouest, un grand nombre de clubs, des maisons de disques (Chess, Vee Jay), l’activité intense d’une mégapole ont assuré à cette ville une position incontournable dans le développement du jazz.

Le même phénomène se produisit parallèlement pour le blues qui arriva rural à Chicago et y devint urbain avec le succès que l’on sait. Chicago s’honorait aussi d’une école, la DuSable High School, qui fut une sorte de Berklee College avant l’heure et où régnait en maître un personnage considérable, le Captain Walter Dyett dont l’œil de verre devait accroître encore l’autorité. L’orchestre des débutants où l’on apprenait les rudiments ne comptait pas moins de 140 élèves, et l’école plus de 4 000. Johnny Griffin et Gene Ammons furent, parmi de nombreux autres, deux de ses plus beaux rejetons. C’est encore à Chicago que se fit connaître dès la fin des années 30 l’une des personnalités les plus flamboyantes et dont l’orchestre embrassera l’histoire entière du jazz de sa préhistoire africaine à son futur interstellaire, j’ai nommé Sun Ra. L’Arkestra ne serait-il que le reflet de tous les croisements d’influences que cette ville pouvait offrir, le plus authentiquement chicagoan de tous ? Si New York fut bien le creuset du bop, Chicago lui offrit une scène importante, et des maîtres : Lennie Tristano en tête. Citons encore Ahmad Jamal parmi les enfants de Chicago qui, décidément, donna naissance à des contingents d’inclassables.
Il ne faut pas s’étonner que la fleur de l’avant-garde soit née sur pareil terrain. Alors que commençaient à éclore, ici ou là, nombre de coopératives de musiciens ayant décidé de prendre leur avenir en main, la plus célèbre d’entre elles, l’AACM (Association for the Advancement of Creative Musicians) vit le jour le 8 mai 1965 comme le prolongement de l’orchestre de Muhal Richard Abrams, l’Experimental Band. Trente-cinq années d’activité ininterrompue démentent l’idée reçue selon laquelle New York représenterait l’alpha et l’oméga de l’aventure créative.

L’Art Ensemble of Chicago, Air sont certes les groupes les plus célèbres qui en soient issus, mais si l’on ajoute qu’Anthony Braxton, Roscoe Mitchell, Leroy Jenkins, Henry Threadgill, Leo Smith, George Lewis, Douglas Ewart, Fred Hopkins, Fred Anderson, et des dizaines d’autres en sont des membres historiques, c’est, semble-t-il, la quasi-totalité de ce qui fit le meilleur des trente dernières années qui provient d’une façon ou d’une autre de la capitale de l’Illinois. Avec le relais de nouvelles maisons de disques (Delmark, Nessa), les conceptions créatives chicagoannes ont su s’imposer dans le monde entier. En 1969 fut fondé le Jazz Institute of Chicago qui s’intéresse à la défense et à l’archivage de ce long passé et aboutit à la création d’un important festival en 1979. On peut plonger dans l’atmosphère grouillante de cette vie locale sur son chat où des musiciens qui n’ont pas percé au-delà des frontières de l’Illinois échangent leurs souvenirs, lancent des avis de recherche au sujet de vieux compagnons. S’y glisse, parmi les lettres échangées, la signature de Bob Brookmeyer…

Mais la meilleure preuve de la vitalité de Chicago, c’est bien qu’aujourd’hui, l’AACM n’est plus seule à brandir le flambeau d’une musique non alignée. A la fin des années 70, des musiciens qui n’ont pas de contact avec l’AACM commencent à travailler selon des conceptions qui les rapprochent davantage des improvisateurs européens. Le batteur Michael Zerang initie une série de concerts dans le North Side auxquels il convie ceux-ci. Quelques années plus tard c’est le Southend music works de Leo Krumpholtz qui produit Evan Parker, Paul Lovens et bien d’autres, de sorte que, selon les dires du bassiste Kent Kessler, « on a eu la possibilité d’entendre beaucoup plus de très bonne musique européenne que dans la plupart des autres grandes villes aux Etats-Unis » (Improjazz, n° 66). Un orchestre mythique, le Hall Russell NRG Ensemble, a joué un rôle important, permettant à des personnalités nouvelles de se révéler : Hamid Drake, Kent Kessler, Mars Williams, Ken Vandermark, -ce dernier venu de Boston, fait significatif-, qui incarnent aujourd’hui cette nouvelle scène de Chicago. N’oublions pas les satellites plus « rock » que sont Tortoise, Gastr del Sol et Jim O’Rourke. Les liens qu’ont établis ces musiciens avec l’Europe de l’improvisation libre ont abouti à une indépendance inédite à l’égard de New York qui ne semble plus former le passage obligé vers la reconnaissance.

Une sélection des dernières parutions du label Delmark, qui accompagna notamment les premiers pas de l’AACM (voir la réédition récente de ce disque séminal que fut le For alto d’Anthony Braxton), est un reflet de la diversité et de l’excellence que l’on vient de décrire. Harold Ousley, ténor né en 1929, passa lui aussi par les mains du Captain Dyett, l’accoucheur de DuSable.
En véritable chicagoan, il joua dans les états environnants, accompagna des bluesmen comme Sunnyland Slim ou Roosevelt Sykes, côtoya Sun Ra lorsqu’il s’appelait encore Sonny Blount dans l’un de ses petits groupes où jouait aussi Vernell Fournier, tourna avec Dinah Washington, eut en bref l’une de ces belles et obscures carrières qui lui fit traverser sans se faire remarquer rien moins que les orchestres de Hampton, Ellington et Basie. On découvre dans Grit-gittin’ feelin’ une belle personnalité musicale attachante, au son ramassé, charnu, coupant mais posé qui s’exprime par petites phrases courtes, presque haletantes, se succédant rapidement mais avec efficacité. L’accompagnement de Jodie Christian (p) et d’une jolie rythmique aérée ajoutent encore à ce moment délectable. Il faut découvrir Ousley comme jadis on redécouvrit Von Freeman cette autre figure de Chicago de qui certains détails le rendent proche.

Avec le Ritual Trio de Kahil El’Zabar augmenté de Pharoah Sanders (après avoir accueilli Shepp), nous assistons à la rencontre de l’univers coltranien apaisé propre à Sanders et du cœur historique de l’AACM (Malachi Favors à la basse), pour une musique souvent dépouillée qui fait converger avec beaucoup de sagesse bien des aspects de la musique noire. Mais à Miles mode succédera un rigoureux Autumn leaves. La sérénité affichée tout au long d’Africa N’da nlues pétri de blues et de tradition dit parfaitement qu’aujourd’hui l’esprit de continuité l’emporte avec le temps sur celui qui présidait aux ruptures d’antan. Si, pour en finir avec ce rapide panorama (on lira pour le compléter notre chronique du Chicago Underground Trio), le Kevin O’Donnell’s Quality Six accorde lui aussi une large place à une relecture du passé, c’est évidemment dans un esprit très différent de celui des tenants de la Great Black Music. Control freak alterne et mélange joyeusement rythm’n’blues, boogaloo, folk, jazz-trad et jazz-groove, sème clins d’œil et références à double entente avec un talent certain et une ambiguïté d’esprit très post-moderne qui se tient entre des limites excluant la pure parodie comme l’iconoclasme décidé. Un régal troublant et décalé pour amateurs futés, qui rappelle certaines productions new-yorkaises comme celles d’Anthony Coleman chez Knitting Factory. Ces quelques nouveautés sur le vénérable label Delmark, une simple coupe à vrai dire, illustrent la belle vitalité de la création à Chicago, ville sur laquelle on peut toujours compter pour fouetter les assoupis de ses folies venteuses.

Harold Ousley, Grit-gittin’ feelin’ (Delmark DE 520 / Socadisc) : Harold Ousley (ts), Jodie Christian (p), John Whitfield (b), Robert Shy (dm) + Art Hoyle (tp)
Chicago, 26-28 janvier 2000

Ritual Trio with Malachi Favors & Ari Brown, featuring Pharoah Sanders, Africa N’da blues (Delmark DE 519) : Pharoah Sanders (ts), Ari Brown (p, ss, ts), Malachi Favors (b), Kahil El’Zabar (dm, perc) + Susana Sandoval (vcl)
Chicago, 17-18 décembre 1999

Kevin O’Donnell’s Quality Six, Control freak (Delmark DE 522) : Chris Greene (ss, as), Josh Bell (ts), Colin Bunn (g), Andrew Bird (v, vcl), Josh Hirsch (b), Kevin O’Donnell (dm)
Chicago, 16-18 février 2000

Deux sites où prendre la température de Chicago :
http://www.aacmchicago.org
http://www.thrilljockey.com
Voir aussi, en archive, notre chronique de Witches & Devils, Live at the Empty Bottle
Une tournée d’un illustre Chicagoan, Ahmad Jamal, encore visible : le 18 à Nevers, le 19 à Montpellier, le 20 à Chambéry, le 21 à Bordeaux, le 22 à Reims, le 24 à Lyon et le 25 à Marseille.