Rééditions en SACD des 4 premiers albums de Can. L’occasion pour Irmin Schmidt, claviériste de Can, déjà vieux monsieur Allemand, résidant à Roussillon dans le Sud de la France, de nous raconter au téléphone la genèse du son si singulier de Can, l’immense kraut-band allemand.

Chronic’art : Bonjour, c’est une interview pour le site et le magazine Chronic’art.

Irmin Schmidt : Chronic’art… ça sonne un peu comme une maladie : « l’art chronique », qui est une des maladie les plus répandues en Europe…

Vos quatre premiers albums sont réédités au format SACD. Quelles différences y a-t-il entre le pressage CD et le pressage en SACD ?

Ce n’est pas seulement le passage en SACD qui est important. C’est vrai que les disques sont maintenant plus « clairs », ont plus de dynamique et de profondeur. Mais ce n’est pas l’essentiel. On a surtout pu restaurer les vieilles bandes. Les albums étaient enregistrés en stéréo, sur deux pistes, et on ne pouvait pas les mixer différemment. On a pu restaurer ces bandes et les nouveaux masters sonnent enfin comme les originaux. Car pour les CDs pressés dans les années 80, on s’était un peu laissés séduire par la technologie de l’époque, on avait essayé d’améliorer le son avec les moyens d’alors. Et ces CDs sonnaient moins bien, il étaient moins fidèles au son d’origine. J’ai toujours espéré qu’on puisse recréer le son original tel qu’il était sur les bandes et sur les premiers vinyls édités à l’époque, qui sonnaient plus chauds… Beaucoup de monde nous réclamait ce remixage. Sur SACD, on plus de dynamique : les musiques peuvent être très fortes ou très douces, quasi silencieuses, ce qui était impossible sur CD ou même sur vinyl. C’est vraiment mieux comme ça.

On dit souvent que l’enregistrement live caractérisait la musique de Can, qu’elle a donné sa définition et sa dynamique particulière à votre musique…

Oui, à l’époque on n’avait aucun matériel, on enregistrait tout directement au micro, dans la Revox, en une ou deux prises. Le son n’était pas du tout compressé, il ne subissait aucun traitement. On enregistrait sur deux pistes et on ne pouvait rien changer à ce qui était enregistré. On ne pouvait pas faire plus d’un ou deux overdubs, pour ne pas avoir de souffle sur les morceaux. Il fallait donc qu’on soit tous très concentrés sur la musique des autres au moment où on enregistrait. En jouant même, il nous fallait contrôler le son général, le volume sonore, être attentif à chacun. On s’écoutait tous, on n’était pas chacun dans son coin : voilà ce qui faisait notre style.

Quelle importance vous donniez à l’écoute, au son, aux textures à l’époque ? Je sais que vous avez suivi des cours avec Karl Heinz Stokhausen. Est-ce que cette dimension « aurale » était importante dans vos créations ? Est-ce que vous n’avez pas importé « une écoute », disons une manière d’écouter de la musique contemporaine vers la musique populaire ?

On n’a jamais fait une telle distinction entre musique savante, contemporaine et musique populaire. Parce que nous considérions notre musique comme de l’art. On a refusé de faire une différence entre deux genres de musique. Nous étions entre les deux. A l’époque, je n’aimais pas ce terme de « musique nouvelle » que j’étudiais avec Stokhausen, parce que c’était déjà une tradition de 600 ans (la « musica nova »). Haydn, Beethoven, Debussy faisait également de la « musique nouvelle », simplement parce qu’ils étaient différents de leurs prédécesseurs.
Cela reflétait un dynamisme, un « progrès », l’originalité, qui me semble être la chose la plus importante dans l’art. Au XXe siècle, il y avait des musiques beaucoup plus « nouvelles » que ça : le jazz et le rock. C’était nouveau, ça venait des Etats-Unis, un mélange de musique africaine et de traditions populaires musicales européennes. De même, au XXe siècle, ce qui a été complètement nouveau était l’ouverture aux musiques extra-européennes. On a commencé à la fin du XIXe siècle à comprendre que les musiques chinoise ou indiennes avaient une vraie complexité, que ce n’était pas seulement du bruit. On a commencé à s’y intéresser et de plus en plus jusqu’à aujourd’hui, même si la « world music » ressemble le plus souvent à du tourisme musical… Et cette musique nous a également beaucoup influencé.

Comment avez-vous découvert la pop music américaine ?

Après 1945 en Allemagne, la situation était très particulière. Notre culture était complètement dévastée, comme nos villes. Toute la culture de notre pays a été détruite par le nazisme. L’art était dévasté : les artistes était morts ou exilés, les infrastructures n’existaient plus. C’était difficile et très long, pour nous, Allemands, de reconstruire notre culture à partir de ce désert. Bien plus que pour les Français ou les Anglais. Les Allemands ont d’abord essayé d’imiter ce qui venait de la France, de l’Angleterre et des Etats-Unis. Mais, pour ce qui concerne la musique populaire, c’est Kraftwerk et nous, je dois le dire, qui avons les premiers essayé de faire quelque chose avec la conscience de ce sur quoi se fonderait un nouveau départ en matière de culture. Cette création partait sur de nouveaux fondements. On a essayé de faire des choses qui ne ressemblaient à rien d’autre, qui nous étaient propre. Pour moi qui avais une formation classique de chef d’orchestre, la musique américaine me semblait beaucoup plus novatrice. Le rythme de James Brown, les musiques de Jimi Hendrix ou de Sly Stone : tous des noirs, comme vous le remarquez. Cette musique était très importante pour nous, plus importante que celle du Velvet Underground par exemple, à qui on nous a pourtant beaucoup comparé.

On peut parler de « groove » à propos de la musique de Can ?

Absolument, le groove était le plus important dans notre musique. Le point de notre départ était le groove, qu’on a beaucoup travaillé, sur lequel on s’est concentrés : tous les éléments joués, les riffs, les patterns sont entrelacés, se marient les uns avec les autres dans un groove, à tel point qu’on ne peut plus les dissocier. On a appris ça de James Brown : tous les éléments sonores, pas seulement rythmiques, participent du groove. Même le chant. Tous les instruments sont rythmiques, comme quatre batteries, et la structure qu’ils créent ne peut plus être divisée.

Ca ressemblait à une transe… il y avait une dimension chamanique dans ce groove ?

Oui, c’était un peu hypnotique : la répétition du groove créait quelque chose de… suggestif, disons.
Le côté « métronomique » de votre musique a également anticipé la musique électronique d’aujourd’hui, la techno.

Oui, après mes études avec Stockhausen, la musique électronique a investi le champ de la pop music, plus que la musique classique. C’était Kraftwerk et nous qui avons fait ça pour la première fois. On a surtout essayé de faire une musique électronique sur scène qui soit également spontanée. Parce qu’on créait sur scène, on improvisait beaucoup. Et c’était très difficile à l’époque de jouer de la musique électronique en live, il fallait beaucoup de préparation. C’est la raison pour laquelle j’ai demandé à un ingénieur de créer un synthétiseur, l’Alpha 77, qui permettait, avec un seul bouton de faire des « ring modulations », des oscillations, des filtres, de manière très spontanée, ce qui n’était pas encore possible à l’époque avec un Moog par exemple. Les gens qui jouaient avec un Moog sur scène portaient un casque et se trouvaient toujours en retard par rapport au groupe, une fois qu’ils avaient trouvé le son adéquat. L’Alpha 77 était un des premiers gadgets électroniques de l’époque. Il était utilisé par Stockhausen mais nous l’avons introduit dans la musique pop. Ceci, ainsi que l’usage de boucles sur scène, ont bien sûr modifié les usages de la musique électronique.

Vous étiez très au courant des technologies de l’époque ?

Moi je n’étais pas très au courant, je savais ce qu’il était possible de faire, mais je travaille toujours avec un ingénieur du son ou un programmateur. Les gens qui travaillent toute leur vie sur la technique, la technologie, ne font que ça et savent beaucoup mieux que quiconque comment obtenir les sons. Je préfère travailler avec des techniciens et ne m’occuper que de la partie musicale. Je travaille avec Pro-tools et E-magic, dont je sais me servir du reste.

Aujourd’hui, vous faites plutôt de la musique contemporaine ?

Pas vraiment. J’essaie de faire une forme de musique hybride à partir d’éléments divers : le jazz, la pop, la musique contemporaine. J’aimerais que tous ces éléments soient mélangés et ne puissent plus être séparés. J’ai aussi étudié les musiques anciennes, la musique du Japon surtout, que j’ai intégré à mes créations. J’essaie de faire un « organisme musical » de tous ces éléments. Parfois, on y entend l’influence du groove, parfois l’influence de la musique classique. La pensée de Cage a aussi été très importante pour moi. Tout ça est en moi et dans ma musique. Je travaille avec Kumo, je joue à nouveau du piano acoustique sur scène, ainsi que des synthétiseurs. Je mélange aussi du chant lyrique avec de la techno. Mon intention a toujours été de marier la musique contemporaine avec tout le reste de mes influences. C’est ce que je fais encore aujourd’hui.

Propos recueillis par

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