Ecrivain, poète, dramaturge, librettiste, compère de Burger au sein de Kat Onoma, Olivier Cadiot multiplie les expériences comme autant de matières sonores qui donnent à voir et à entendre la poésie de manière vivante. A l’occasion des représentations de « Fairy queen » et « Le Colonel des Zouaves » au Théâtre de la Colline, rencontre avec un auteur-clef de la littérature française contemporaine.

Chronic’art : Depuis L’Art poétic’ où vous constituiez, à l’aide d’exemples de grammaire découpés et collés sur la page, une sorte de boîte à outils poétique, vous incorporez progressivement une certaine dose de fiction dans vos textes ; où en est aujourd’hui cette relation amoureuse conflictuelle entre poésie et fiction ?

Olivier Cadiot : L’Art poétic’ correspond à une période de jeunesse où l’on éprouve parfois le besoin d’inverser son rapport à soi. Le passage par la grammaire et le cut up (qui est presque un travail de plasticien) m’a permis de me distancier de mes affects et de mon intimité en découpant et agençant des morceaux de langue collective. L’enjeu était finalement de produire du lyrisme par d’autres moyens, de dépasser les oppositions traditionnelles entre forme et fond, émotion et concept… J’avais besoin de me recréer un territoire de poésie neuf. Après ce premier livre, je me suis immédiatement trouvé dans une impasse : j’aurais pu avoir envie de devenir artiste conceptuel et agrandir des mots en très grand dans une galerie, par exemple, ou constituer des séries… Mais toute cette énergie poétique, je l’ai finalement dédiée à la musique : j’ai écrit un opéra pour Pascal Dusapin (Roméo & Juliette, ndlr) et travaillé avec des musiciens (Rodolphe Burger et le groupe Kat Onoma, Georges Aperghis, Gilles Grand, Benoît Delbecq), car l’enjeu était d’abord de l’ordre de la matière langue dans sa musicalité. A partir ce moment, je me suis coupé de la poésie pure pour m’ouvrir au roman avec Futur ancien fugitif, qui garde de la poésie son côté graphique d’agencement formel des mots sur la page. J’ai alors commencé à produire de la fiction. L’idée était de faire un « roman par poèmes », comme on fait un « roman par lettres », chaque poème étant finalement un élément qui fait avancer la fiction, un peu comme on traverse un cours d’eau en équilibre sur des pierres. Et, du même coup, j’ai eu alors envie d’explorer davantage la forme roman. Toute cette première période d’écriture, au fond, m’a permis de malmener les genres sans me cloisonner, une manière de tout vouloir, de ne pas choisir entre le formel et le sensuel, le fictif et le poétique…

Plutôt que d’un « conflit », il faudrait alors parler d’une « cohabitation » entre poésie et fiction ?

Je me suis en fait rapidement trouvé dans l’impossibilité de répéter un geste premier à valeur de manifeste (celui de L’Art poétic’) et, de la même manière, je me suis interdit de faire de la poésie directement. Je me suis donc tourné vers une forme romanesque dans laquelle la poésie se trouvait pour ainsi dire enchâssée, comme si le poétique était une sorte de trésor à cacher dans une fiction. Ainsi, dans Le Colonel des Zouaves, l’histoire du domestique idéal est scandée par des courses à pied qui sont des mini performances en forme de poèmes et qui auraient pu être publiées à part, comme des odes à la course à pied.
Donc, si l’on doit parler de primat ou de hiérarchie, la poésie serait finalement première et il s’agirait ensuite de la justifier par la fiction.

Le scénario d’un livre est finalement le résultat de toutes les contraintes nécessaires à l’émergence d’un certain type de poème, d’un certain régime de parole.

La démarche d’écriture serait en fait située à l’inverse du mouvement de lecture spontanée, qui prend comme prétexte, comme sujet du roman, un lapin fluo (Retour définitif et durable de l’être aimé) ou l’aventure d’une fée (Fairy queen)…

Oui. L’écriture est en fait comprise dans les marges, un peu comme Flaubert disait avoir écrit Salammbô pour faire ressortir la couleur jaune. J’ai voulu exprimer dans mes livres des sensations de matière ; je me suis donc débrouillé pour construire une intrigue (comme l’histoire d’une fée moderne / performeuse) qui rende possibles ces moments poétiques au sein de l’écriture. Dans Futur ancien fugitif, les poèmes étaient des blocs isolés graphiquement de la fiction tandis que maintenant, dans Fairy queen, ils existent sous forme d’anamorphoses, à la manière de fantômes. La notion de la poésie a explosé en vol pour ressurgir dans le temps réel du livre. Le livre doit être une expérience poétique. C’était tout le projet des romantiques allemands, à savoir faire du roman l’aimant de toutes les fibres du poème, comme une sorte de générateur poétique.

Finalement, un livre d’Olivier Cadiot pourrait ressembler à ces jeux illustrés pour enfants, avec un lapin fluo (pour le roman) et un parcours tout emmêlé à reconstituer patiemment pour arriver à la carotte (la poésie). Et bien entendu toute la feinte consisterait à partir de la carotte pour remonter au lapin ?

En fait, je bâtis une scène avec un lieu et un nœud de psychologie : par exemple dans Le Colonel, je construis le château, le domestique, le parc… Et ce n’est qu’ensuite que je découvre que le héros peut courir dans cet espace, que tout le livre est contenu dans cette aspiration-respiration coïncidant avec la remontée des souvenirs. C’est peut-être cela, écrire, découvrir de la banalité à l’envers, sans accepter le jeu traditionnel de la fiction. C’est Alice au pays des merveilles dans le réel : le lapin fluo existe vraiment (prénommé Alba, le « lapin fluo » est une oeuvre du plasticien Eduardo Kac obtenue par une manipulation génétique, le croisement entre les gènes d’un lièvre et ceux d’une méduse étant à l’origine de sa couleur phosphorescente « vert intense », ndlr).

Pourquoi Robinson ?

Robinson c’est le cobaye absolu, l’être humain exemplaire. Dans mon dernier livre, Fairy queen, je règle ses comptes à Robinson : la fée se moque de lui, de son côté accumulateur, de ses petits machins solitaires… Mais je finis quand même par le trouver extrêmement sympathique parce qu’il lui est arrivé tellement de choses, il endosse tellement de rôles qu’il me sert à rentrer dans les situations. C’est mon cheval de Troie. Je peux le déguiser en fille, le faire entrer dans un château anglais, une île déserte, dans le cerveau d’un lapin ou chez Gertrude Stein… C’est un bélier cobaye, plasticien avec de grandes oreilles, des bottes de sept lieues, des capacités sensorielles idéales… Et il ne meurt jamais. C’est mon mono-héros, le frère jumeau de ma super-soeur (la super-soeur représente un degré de consanguinité supérieur chez les abeilles, ndlr).
Vous sentez-vous un héritier du cut up ?

J’ai une expérience naïve du cut up, c’est-à-dire découper et mettre ensemble. Dans L’Art poétic’, au lieu de recopier des exemples de grammaire, de me les approprier, je les découpe avec un cutter, parce que je les trouve beaux typographiquement, à l’état de choses trouvées. Gertrude Stein c’est aussi cela, du cut up en marche, du babil de tous les jours ressassé. C’est comme de l’art pauvre : j’essayais de faire du Reverdy avec le catalogue de La Redoute. A l’intérieur d’un objet qui n’est pas fait pour être lu (un livre de grammaire), je trouve une dramaturgie, une naïveté et une émotion sans faire une démonstration stylistique.

Pourquoi avoir choisi la vitesse comme principe d’écriture et de lecture ?

La vitesse permet le télescopage des idées, la connexion rapide d’opérations distinctes. Provoquer des ressemblances insolites mais aussi ménager des moments de lenteur, de ralentissement. Dans tous mes livres je cherche en fait un rythme, un phrasé. Il faut que ça parle et que ça finisse par tenir debout. J’essaie surtout de faire sentir au lecteur les voix off et les voix in. Distinguer les voix qu’on entend vraiment de celles qu’on n’entend pas, les monologues extérieurs et les monologues intérieurs. C’est toute la question du Colonel des Zouaves : on l’entend par moments parler tout seul mais on ne l’entend pas vraiment. Ce réglage du son dans l’écrit me passionne. La lecture publique est en quelque sorte une vérification sonore de l’aboutissement du livre.

Comment définiriez-vous votre sens de l’humour en littérature ?

Je pense qu’il n’y a de littérature que comique ou en tout cas liée au rire. L’humour est un ressort poétique parmi d’autres. Le comique protège finalement le poème, la situation est comme lavée par le rire et rendue disponible pour accueillir la poésie.

Comment décririez-vous la situation actuelle de votre écriture ?

Je travaille depuis deux ans à un nouveau livre. Aujourd’hui je ne me pose plus vraiment la question du partage entre les différents genres : poésie, roman, théâtre, etc. J’écris toujours avec l’horizon du théâtre, parce que c’est stimulant d’imaginer qu’un livre puisse devenir un jour du théâtre, et j’essaie d’en dire un peu plus qu’avant, peut-être de faire entrer davantage de non-littéraire dans le livre. J’aimerais refaire Retour définitif et durable de l’être aimé en mieux. En fait, je continue le même livre.

Propos recueillis par

Olivier Cadiot sur scène :
– avec Rodolphe Burger à Cavaillon, le 13 mai 2005 ;
– au Théâtre de la Colline à Paris : Fairy queen (jusqu’au 18 mai 2005, mis en scène par Ludovic Lagarde), Anglo-chinois (texte inédit, lecture de Laurent Pointrenaux, le 23 mai), Le Colonel des Zouaves (du 21 au 29 mai avec et mis en scène par Ludovic Lagarde)