Dans « Le ParK », Bruce Bégout imagine un parc d’attractions expérimental d’un nouveau genre, synthèse de tous les parcs, de Disneyland aux centres commerciaux et aux camps de prisonniers. L’industrie du divertissement est-elle le stade terminal de la civilisation occidentale ?

Inclassable Bruce Bégout ! Universitaire à Bordeaux, phénoménologue spécialiste de Husserl et de Maine de Biran, ce quadragénaire discret et industrieux, bien connu de nos lecteurs (cf. le passionnant entretien-fleuve qu’il nous avait accordé dans Chronic’art #42, en février 2008, à l’occasion de la sortie de son Journal philosophique), est aussi à l’aise dans l’exégèse savante des Méditations cartésiennes que dans le genre plus libre de l’essai (qui n’a pas lu les brillants Lieu Commun et Zéropolis, par exemple, explorations américaines de l’infra-ordinaire contemporain ?) – sans compter ses incursions dans la fiction plus traditionnelle (les remarquables nouvelles de Sphex, en 2009). A la lecture du ParK, son nouveau livre (roman ? essai ? fiction ?), on ne peut s’empêcher de penser d’emblée à ce qu’écrivaient Adorno et Horkheimer dans La Dialectique de la raison, en 1947 : « Plus les positions de l’industrie culturelle se renforcent, plus elle peut agir brutalement envers les besoins des consommateurs, les susciter, les orienter, les discipliner ». Ici, c’est en décrivant un parc d’attractions que Bruce Bégout examine les formes de contrôle social passées et à venir : une vision dystopique qui doit autant à J.G. Ballard qu’à Debord et Peter Watkins, et qui s’impose dès les premières pages comme une réflexion profonde et dérangeante sur ce que révèle le phénomène du parcage, grande constante ignorée de l’histoire sociale.

La société du parcage

La thèse du livre, si l’on peut dire, c’est en effet d’envisager le parcage comme un invariant, une structure fondamentale de l’espace socialisé. De Disneyland à tous les camps, réserves, galeries commerciales et autres aires, c’est toujours sur le mode du parcage du troupeau humain que fonctionne la socialité. Le dispositif littéraire imaginé par Bruce Bégout consiste ainsi en un questionnement radical sur la spatialisation des formes de pouvoir : l’urbanisme, l’architecture et l’industrie culturelle, fondements de l’inconscient politique de la modernité. Pour le dire autrement, ce qui caractérise selon Bégout la dynamique historique de nos sociétés, ce qui permet d’en comprendre vraiment les modes d’organisation, c’est l’auto-domestication de l’homme. L’histoire de l’humanité, ce n’est en fait rien d’autre que « l’histoire du lent mais inexorable processus de parcage humain, depuis les premiers enclos préhistoriques sommairement distingués de la nature sauvage par quelque piquets de bois jusqu’aux communautés fermées des banlieues cossues du monde occidental munies de leur enceinte électronique de vidéosurveillance ». Résultat : un petit livre (une centaine de pages) inclassable, sorte d’essai fictionnalisé, ou de bref roman sans intrigue (tout est ramené au décor, qui constitue l’intrigue à part entière), bijou de speculative fiction, croisement futuriste entre Philip K. Dick, Georg Simmel et Henri Lefebvre, et expérience de lecture extrême et stimulante.

Un miroir du désastre occidental

Alors, à quoi ressemble-t-il, ce fameux « ParK » ? Construit sur une île au large de Bornéo, il s’agit d’une sorte d’espace de divertissement réservé aux happy fews (seules des invités triés sur le volet sont autorisés à le visiter, avec un ticket d’entrée à 15 000 dollars), un parc d’attractions inédit sorti du cerveau de Licht, « neuro-architecte » à la créativité prophétique. Le ParK, c’est en quelque sorte le parachèvement de la tendance fondamentale des sociétés à constituer partout des enclaves : un parc de parcs, si l’on veut, une mise en abîme du phénomène du parcage. Dans une seule zone (l’île, lieu traditionnel des projections utopiques – cf. l’Utopia de More –, devient ici au contraire l’endroit d’une réalisation cauchemardesque de tous les fantasmes d’enfermement) se côtoient toutes les formes de micro-milieux urbains et sociopolitiques imaginables. « Le ParK associe, en une totalité neuve, une réserve animale à un parc d’attractions, un camp de concentration à une technopole, une foire aux plaisirs à un cantonnement de réfugiés, un cimetière à un Kindergarten, un jardin zoologique à une maison de retraite, un arboretum à une prison ». Laboratoire psycho-géographique, objectivation de l’aliénation et du fétichisme caractéristiques du monde moderne, le ParK est en fait une sorte de musée des horreurs où les visiteurs, en mal de sensations fortes, passent par toute une série d’attractions extrêmes – du casino « Todeskamp 1 » au « Quartier des isolés » en passant par le « Cabaret des utopies perdues », les attractions du Park forment un véritable miroir grossissant du désastre occidental (dans un clin d’œil ironique à La Société du spectacle, Bégout écrit : « Le ParK n’est pas un ensemble d’attractions, mais un rapport social entre des personnes médiatisé par des attractions » – actualisation de la thèse n°4 de Debord : « Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images »).

L’état d’exception à venir

Point d’orgue du livre, Bégout propose quelques fragments qui explicitent la perspective dans laquelle a travaillé le personnage de Licht, concepteur et grand organisateur du ParK : celle de la « neuro-architecture », soubassement conceptuel de tout le projet. « Toute ma vie, explique ainsi Licht, je n’ai poursuivi qu’un seul but : la réversibilité totale de la ville et de l’esprit. J’ai voulu construire des villes mentales où la frénésie urbaine serait à l’image de courants psychomoteurs, et pénétrer dans la cité cérébrale ». Métapsychologie et urbanisme se mélangent ainsi dans cette fiction glaçante qui est une véritable méditation sur les pathologies sociales du capitalisme avancé. Mais plus profondément, Le ParK est aussi une réflexion sur la réalité du mal, prise dans ses implications les plus historiques et les plus quotidiennes : ses modes de réalisation (et de déréalisation) forment d’ailleurs l’ossature du propos de Bégout, qui souligne que l’état d’exception qu’incarne aujourd’hui ce ParK fictif n’est en réalité rien d’autre que la tendance lourde de nos sociétés. Les enclaves sécurisées et militarisées (quartiers riches vidéosurveillés, petites villes closes pour riches retraités américains, etc.) ne s’imposent-elles pas partout comme la nouvelle norme à venir, ainsi que l’a génialement vu J.G. Ballard dans ses romans ? « La forme de villes futures, écrit Bégout, c’est un camp de réfugiés dessiné par Jean Nouvel ». On comprend dès lors combien, avec cette « forme ParK », Bruce Bégout a inventé une instance critique radicale et efficace. Mise en abyme de la dimension sociopolitique du parcage par l’intermédiaire d’un délire architectural, métaphore de nos pulsions les plus malsaines (dans le Park, des cobayes sont enfermés et torturés), la création diabolique de Licht concentre tout ce que les siècles précédents ont pu produire d’horreurs et de catastrophes. Et on retrouve ici une des constantes du travail de Bégout, celle qui consiste à décrypter l’inscription concrète, spatiale, des points aveugles de notre modernité. « Quoi que l’on pense de ce lieu, il creuse avec opiniâtreté son sillon dans notre paysage mental ».

Le ParK, de Bruce Bégout
(Allia)