Le 20e anniversaire de la mort du maître de Sète est le prétexte d’une vaste opération d’idée-cadeau pour les fêtes. Comme pour Gainsbourg, cette marchandise culturelle parfaite se présente sous la forme d’un mausolée anthologique enrichi de raclures de fonds de tiroirs avec, en option, une compile hommage de reprises torchées la veille au soir. Plutôt que d’épiloguer sur l’âpreté au gain des multinationales du disque, quoique le sujet brûle nos lippes, c’est l’occasion pour nous de réfléchir sur l’immense œuvre du moustachu et sur les raisons de son oubli.

Brassens est un génie méconnu. Trop de CES et de parcs portent son nom, qui l’ont rendu aussi notoire et peu évocateur que celui d’Henri Barbusse ou de Roger Salengro. Trop de tâcherons de la variété, à commencer par Maxime Le Forestier, cette vasque de sirop d’érable avarié, se sont réclamés de sa semence. Trop d’instituteurs ont assimilé ses vers au corpus de la rébarbative récitation. Tout ceci forme une forêt qui cache l’arbre pourtant considérable de son oeuvre.

Cette massive réédition n’y changera rien. Au contraire, elle transformera un peu plus la somme brassensienne en objet de décoration d’intérieur. Mais n’est-ce pas le drame de tous les artistes devenus classiques ?

Il est pourtant impératif de réécouter cette œuvre comme celle de l’un des plus originaux songwriters du siècle. Oui, comme celle de Bob Dylan. Oui, comme celle d’Antonio Carlos Jobim. Brassens a inventé un genre et n’a cessé, durant toute sa vie, de l’approfondir. Il a été remarquablement insensible aux sirènes de l’arrangement qui ont alourdi Brel, à celles de la prétention à l’art savant qui ont ampoulé Ferré, à celles enfin de l’esbroufe spectaculaire qui ont précipité Gainsbourg dans la plus fallacieuse des gloires.

Tranquille, il a figé son esthétique de réalisation : la guitare nylon, la contrebasse de Pierre Nicolas, une éventuelle seconde guitare, le naturalisme des prises de son et ce chant monophonique, sourd et admirablement scandé. Cette unité de décors a permis l’exploration de l’écriture, dont le raffinement n’a cessé de grandir.

Swinging monsieur

L’écriture de Brassens repose sur un mélange contre nature : le fox (ce middle-jazz fruste dont le swing monomaniaque impose sa pulsation à presque toutes ses chansons), la prosodie classique (césure, rime riche et tout le tremblement) et un sens solide de la ritournelle (sans doute un peu chipé à Vincent Scotto et à Mireille).

Le swing imprègne ses disques. Bien sûr, par le remarquable couple rythmique que forment la pompe de la guitare et le walking de la basse, évidemment par la couleur des grilles d’accords, volontiers étendus ou altérés, mais surtout par le placement de la voix, toujours après le temps. Et l’ostentation, devenue jazzistique, de l’articulation française.

Si Brassens est reconnu pour la rigueur de sa versification, il l’est beaucoup moins pour son génie mélodique. C’est pourtant son sens du mouvement de la phrase chantée qui en fait un géant. Là où Jean Ferrat, Barbara ou Michel Legrand font pesamment bourdonner l’alexandrin sur de prévisibles progressions d’accords, Brassens, comme avant lui Trenet, fait swinguer le mètre dans d’habiles constructions dynamiques. La mélodie, le texte et l’harmonie se meuvent chez lui conjointement avec grâce. Fredonnez Les Amoureux des bancs publics ou Je me suis fait tout petit, si vous en doutez.
Une bande de cons

Le sens commun lui reproche sa monotonie. L’écoute attentive de ses chansons en révèle l’infinie variété. De la ballade bucolique à la chanson de salle de garde, de la pop song avec pont et refrain à la litanie, il a exploré les possibilités de la chanson populaire avec la témérité amplique des découvreurs. Et, avec l’âge, son sens de l’harmonie s’est extraordinairement raffiné. Il suffit de comparer la rustique construction du Gorille avec les escaliers chromatiques des Stances à un cambrioleur pour s’en convaincre.

Cette variété de ton musical est évidemment en rapport avec celle de ses textes. L’homme tout entier y tient, qui s’y est exprimé sur tout. Cela paraît à peine croyable à une époque où nos chansonniers témoignent surtout de leur absence de propos ou ressassent quelque insistante broutille. Mais Brassens, lui, se prononce, avec une liberté qui paraît aujourd’hui admirable, sur tout ce qui fait pleurer, rire, réfléchir ou rêver un homme. Qui d’autre a mis en chanson son testament (par deux fois) ou sa (non) demande en mariage ? Son inspiration n’a dédaigné aucune veine et a toujours donné à entendre la voix d’un type soucieux de ne chanter qu’en son propre nom. Le contraire du simulacre de la représentation qui occupe le baratin de tant de MCs.

Le pluriel ne vaut rien à l’homme et sitôt qu’on
est plus quatre on est une bande de cons

Ne voir en lui qu’un chanteur engagé ou un moraliste quasi chrétien, autre poncif de la vulgate GB, c’est d’abord négliger sa dimension fantaisiste. Il n’était pas l’ami de Boby Lapointe et de Pierre Louki pour rien. En ce sens, lire son très sous-estimé roman La Tour des miracles constitue une parfaite introduction à son univers. Et permet de goûter à leur juste valeur ces merveilles d’humour tordu que sont Le Nombril des femmes d’agent, Hécatombe ou La Femme d’Hector :

La plus grasse de ces femelles
ouvrant son corsage dilaté
matraque à grands coups de mamelles
ceux qui passent à sa portée.

Mais encore plus qu’un protest-singer ou un chansonnier fumiste, Brassens est aussi l’auteur de sobres ballades émouvantes aux larmes : A l’ombre du cœur de ma mie, Dans l’eau de la claire fontaine, Comme une soeur, Au bois de mon coeur, Bonhomme ou encore Les Quatre bacheliers. Ces chefs-d’œuvre sont parfaitement intemporels et appartiennent à cette espèce rare des chansons qui ne semblent pas avoir été écrites. Juste cueillies.

Chaque fois que je meurs, fidèlement
ils suivent mon enterrement

Finalement, il y a une bonne chose dans ces rééditions, c’est qu’elles reprennent les pochettes en bois des années 70/80. Ces parfaites photographies pures d’atelier de luthier : encollages et rabotages, empilements de manches bruts, rosaces en gros plan. Il y a dans ces pochettes quelque chose de merveilleusement juste : ce travail d’artisan, patient, soigneux, ingrat, humble et dont le fruit est unique et durable. De loin, la monochromie du bois donne un sentiment d’austère uniformité. Avec l’attention requise, notre regard y décèle une infinité de nuances dans les tons ; et dans le naturel désordre des linéaments, un ordre surnaturel.

L’absence de véritable descendance artistique de Brassens s’explique peut-être tout simplement par la difficulté de ce qu’il a réussi. Parvenir à la gloire sans tricher.