Bobby Conn est un incroyable secret des bas-fonds de Chicago, un phénomène protéiforme qui réinvente à lui tout seul vingt ans de musique et d’attitude rock’n’roll. Avec un troisième-album manifeste, The Golden age, ce crooner irrationnel s’empare de Judas Priest, de Cameo, de Burt Bacharach, du Mahavishnu Orchestra, des Jackson 5 et de Black Flag pour nous conter les désarrois de sa jeunesse. Et le résultat est aussi décalé que grandiose.

Bobby Conn s’est d’abord fait remarquer comme compagnon des tarés de Skingraft. Cet incroyable label-collectif a érigé le non-sens et la folie des mavericks de l’Amérique comme unique ligne directrice et s’est forgé une identité unique en invitant Anal Cunt, les Ruins ou K.K. Null à rejoindre son écurie pour explorer ensemble les limites du chaos musical (à l’image de US Maple, des Flying Luttenbachers de Weasel Walter ou des mythiques Frogs). Au milieu de ces fêlés déguisés, Conn était le performer ultime, la proto-folle défoncée qui singeait tellement bien les voix des héros oubliés du rock des 70s ou Prince qu’on avait l’impression que sa vie en dépendait. C’est le seul point juste de cette image construite par Conn lui-même au tournant solo de sa carrière de musicien. Sa vie dépend de son art. « Ca a commencé au lycée : je jouais dans pas mal de groupes hardcore, parce que j’adorais Black Flag. Je ne chantais pas encore, mais j’écrivais déjà toutes les chansons. C’était très, très sérieux. Puis j’ai eu ma phase camé, alors que je jouais dans un groupe psychédélique -le psychédélisme de Charlie Manson. On est rentré dans un phase plus décadente. On s’est tous fait tatouer le nom du groupe, on vivait dans une grande maison toute sale, avec plein d’histoires de cul bizarres entre les membres du groupe. C’est devenu malsain, parce que c’était vraiment une histoire de vie ou de mort ».

Borderline

Bobby s’évade alors et entame une carrière solo, un peu par hasard. Ses chansons grandiloquentes élaborées sur boîtes à rythmes et guitare attirent divers musiciens à Chicago, tous plus excités les uns que les autres à donner à ces chansons l’habillage qu’elles méritent. Mais c’est chez Skingraft que Conn trouve des compagnons de route ou de création à l’échelle de ses excentricités. « Chez les gens de Skingraft, j’ai retrouvé des gens qui, comme moi, détestent le bon goût et adorent le taquiner, juste pour le plaisir. Ils n’ont peur de rien, pas même de se mettre en danger physiquement. Ils adorent vivre en frôlant les limites. Le label est aujourd’hui endormi, j’espère qu’il va ressusciter. Il manque vraiment une plate-forme pour beaucoup de groupes et d’artistes maintenant. Malheureusement, plus ta musique est bizarre, moins de gens veulent l’acheter, pour des raisons assez étranges. Il y a plein de groupes inconnus en dehors de Chicago, comme My Name is Rare-Rare, Missing Tooth, The Lovely Little Girls, Bride of Nono qui sont tous complètement tarés et absolument géniaux. »
Aujourd’hui, outre sa moitié violoniste-arrangeuse Monica Boubou (« parce qu’elle joue du violon comme Jimmy Page jouait de la guitare »), Conn s’est trouvé des alliés chez certains des penseurs les plus exigeants de la Windy City, comme Jim O’Rourke, qui a produit Rise up, son album précédent et une partie de The Golden age (« le motherfucker m’a tout piqué! ») ou Joshua Abrahams, de Town&Country, ce qui pourrait surprendre à l’écoute des délires de l’intéressé, qui flirtent souvent avec le hard rock ou le funk. « J’adore jouer avec des musiciens qui sont vraiment impossibles à rattacher à une scène en particulier. A mon avis, ça explique complètement leur envie de jouer avec moi. Ken Vandermark ou Jeb Bishop, même s’ils sont actuellement plutôt intéressés par le jazz à proprement parler, sont vraiment des musiciens sans limites. Chicago est une toute petite ville, et il n’y a pas beaucoup de salauds… Ca explique pourquoi tant de musiciens travaillent ensemble même s’ils n’ont pas l’air d’évoluer dans les mêmes sphères musicales. Tu n’a pas à être convaincu que tu es en train de faire le meilleur disque du monde à chaque fois que tu enregistres pour quelqu’un. C’est excitant de travailler avec des gens très différents. Josh Abrahams Country joue par exemple beaucoup de basse sur The Golden age, alors qu’il vient d’un groupe tellement calme et minimaliste… Mais c’était une session vraiment marrante. »

Metal crooner

Bobby Conn aime en effet jouer avec les extrêmes et les références. Mais loin du décalage cool exploité par certains musiciens cérébraux en quête d’attitude, le référentiel chez le crooner est avant tout une histoire de coeur. « Sans être conceptuellement réfléchi, The Golden Age explore bien entendu une période assez précise de ma vie, autant musicalement qu’au niveau de la thématique des paroles. A quinze ans, j’écoutais la même musique que n’importe quel autre adolescent du middle-west. Du classic-rock. AC/DC, Black Sabbath. Mais aussi beaucoup de funk des 80s comme Ohio Player, Cameo, Midnight Stars. C’est probablement les deux grosses influences de ma musique. J’adore aussi le hardcore, les premiers Depeche Mode, Telex, DAF, Visage… Mais aimer ça au lycée était assez dangereux, parce que les filles aimaient Styx et les garçons Def Leppard. Moi et mes amis étions vraiment en marge. Même Motley Crue étaient considérés comme bizarres parce qu’ils portaient trop de maquillage. Aujourd’hui, j’utilise ces musiques comme des déclencheurs émotionnels. Chaque type de musique est la clé d’un souvenir, un peu comme les touches d’un piano. C’est comme ça que la nostalgie fonctionne pour moi. J’espère en tous cas que ma musique n’est pas que référentielle, comme certains produits à la mode. Mais toute musique est référentielle, de toute façon. Ce qui compte est le propos, la raison pour laquelle et la façon dont une musique est référentielle. » D’une rare subtilité, les collages de Conn dépassent finalement souvent les genres et les époques qu’ils apposent, en les sublimant en quelque chose d’éminemment personnel et de franchement troublant. Après avoir fait sourire un moment, son art transporte réellement. C’est à ce moment-là que se cristallise chez l’auditeur quelque chose qui ressemble étrangement à du song-writing. « Je joue à la pop-star. Parce que la musique que je fais ne suggère pas l’humilité. Mais mes chansons sont réelles, et j’y mets tout ce que j’ai. La plupart des musiciens sont si emmerdants, j’essaie juste de m’amuser un peu et de jouer le jeu de mon métier. Oui, je joue un rôle. Mais ce rôle, c’est moi qui l’ai créé, personne ne l’a écrit pour moi. »

Propos recueillis par

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