A l’occasion de la publication du coffret des enregistrements de Bob Marley & The Wailers (1967-1972) Part II (Pense à Moi/JAD/Anansi Rcs), Bruno Blum, coordinateur de cette série exemplaire et amenée à faire date, revient sur l’itinéraire de la star du reggae.

Tête de l’art : Comment vous est venue l’idée d’organiser ces éditions originales ?

Bruno Blum : Je travaillais avec Roger Steffens, le spécialiste mondial de Marley, au numéro 0 de Nova magazine, sur un one shot consacré à Marley. J’ai alors pris conscience qu’il existait beaucoup plus d’enregistrements que ce que je pensais. Comme il s’agit d’une part les plus importantes et les plus créatives de son œuvre, il me semblait naturel de vouloir les sortir.

Quelles ont été vos recherches à partir de là ?

Roger Steffens est la seule personne au monde ayant réuni les enregistrements officiels de Marley, extrêmement rares, c’est-à-dire tous les 45t. Il a fallu les restaurer, en les réenregistrant en studio. Ensuite j’ai été en Jamaïque pour rencontrer diverses personnes, les interviewer, trouver des photos et rapporter les informations qui nous ont servi à la constitution des livrets, qui sont une part importante du projet. Puis à Londres, dans les archives de Lee Perry chez CBS, j’ai retrouvé les bandes originales qui ont été remixées en stéréo.

1970-71 sont des années de transition pour Marley. Comment s’est-elle opérée ?

En 66, Marley passe du ska, qui est du boogie-woogie avec un tempo rapide, au rock steady, avec un tempo ralenti et une base syncopée, une sorte de soul jamaïcaine. En 68, de nouveau le tempo réaccélère et devient reggae, qui au départ est donc une musique speed. Ce deuxième coffret présente la deuxième phase du reggae, où le tempo ralenti de nouveau, avec tout le côté one drop, le nom du rythme de ce type de reggae. Il a donc connu plusieurs phases durant les années 70, et la première est sur ce volume 2.

En quoi son enracinement dans la culture rasta va modifier sa manière de composer ?

Dans les textes, c’est capital. Dans la culture rasta on retrouve toute la contre-culture portée, d’une part par la soul, mais aussi par les mouvements politiques : Black Panthers, la lutte pour les droits civiques, le pacifisme et la lutte armée, etc. Mais cette lutte est aussi dirigée contre la C.I.A. qui, à l’époque, infiltre les ghettos noirs en passant de la cocaïne. La revendication historique, avec Haile Selassie, qui est selon la littérature sacrée éthiopienne le descendant du roi Salomon, est également présente. A partir de toutes ces sources, Marley va donner une nouvelle impulsion à sa musique.

Il y a justement dans ce coffret un document exceptionnel : le discours de Selassie devant les Nations-Unies.

Selassie avait prononcé ce discours à l’ONU. Il a eu une résonance incroyable, surtout dans les pays africains. Marley en a pris une partie pour composer sa chanson War (ndlr : sur Rastaman Vibration – 1976). J’ai pris le discours original puis décidé de dubber dessus avec les musiciens originaux qui jouaient sur la version de Marley, en rajoutant sa voix, afin de proposer une version totalement inédite.

Quelle a été l’implication de Marley dans la culture rasta ?

Outre la musique, le but des rasta, dans les années 60-70, était de faire connaître ce mouvement en Jamaïque. Le mouvement de libération des noirs passe en Jamaïque par les rasta, qui sont des chrétiens. Grâce à son audience internationale, Marley a propagé ce message, avant tout spirituel, dans le reste du monde.
Toute son œuvre ne parle que de ça : la libération du peuple noir et la reconnaissance de la véritable histoire de l’Afrique, qui est bien sûr opposée à celle écrite par les blancs. Car l’histoire officielle, « coloniale », fait abstraction de l’histoire et de la civilisation de l’Afrique.

Comment a-t-il été « fabriqué » pour la scène internationale ?

C’est Chris Blackwell qui a choisi définitivement le nom de Bob Marley & The Wailers. Ils avaient déjà enregistré sous ce nom, parmi d’autres, mais ce fut toujours un échec. Island leur a proposé de s’adapter au marché en leur demandant de devenir un groupe de rock, ce qui était la seule vision crédible pour les critiques de l’époque. Ils ont pris un lead guitariste, des claviers, enlevés des basses et changé leur son en accélérant les morceaux. Pour eux, ces compromis étaient mineurs. Le génie de Marley est d’avoir compris comment s’adapter au grand public. Mais le vrai son jamaïquain de ces années-là a joué un rôle important dans toute l’évolution de la musique actuelle : plus de basse, plus de batterie. Il est à la base du rap par exemple.

Marley est la seule star internationale du tiers-monde. Son message est-il toujours aussi probant ?

Marley a contribué à extirper la partie raciste des mouvements de libération noir jamaïquain, notamment parce qu’il était lui-même métisse. Il est aussi la figure emblématique de la culture Rasta. Son message pacifiste, mais en même temps d’auto-défense, est universel. Contrairement aux autres stars, il a été à la fois une vedette de la pop-music et un porte-parole des opprimés. Dans une certaine mesure Dylan, James Brown, Lennon l’ont été aussi. Mais, seul Marley avait la crédibilité nécessaire pour le faire. En plus, il avait la dimension d’un prophète, de par sa réhabilitation de la légitimité de Selassie comme descendant du roi Salomon.

En réponse à une question qu’un journaliste lui posait sur le but qu’il se fixait dans sa carrière, il répondit : « mon but, c’est l’accomplissement de la Révélation ». James Brown n’aurait jamais pu dire un truc pareil.

Propos recueillis par