Quelques mois après la mort de l’écrivain Wladimir Malacki, alias Jean Malaquais, parution d’une version corrigée de Planète sans Visa, ébouriffants destins dans le Marseille des années vichystes, presque ignoré du public pendant cinquante ans.

La mode est à l’outing : dénonçons donc ce grand écrivain qu’était Jean Malaquais, disparu le 22 décembre dernier à quatre-vingts dix ans, qui méritait peut-être, à en lire cette Planète sans visa, une place dans une récente liste journalistique résumant en quelques dizaines de titres le génie littéraire du siècle. De fait, on s’explique mal le peu de notoriété de l’œuvre -peu de livres, mais quels livres- de Jean Malaquais, qui publiait en 1947 une première version de ce roman de plus de cinq cents pages aux éditions du Pré-aux-Clercs. Soucieuse d’oubli, l’époque l’a généreusement passé sous silence, préférant porter son regard sur les divertissements de l’insolente jeunesse germanopratine ; le nom de Malaquais n’était pourtant pas inconnu aux oreilles des grands lecteurs. Huit années plus tôt, en effet, le romancier s’était vu remettre le prix Renaudot pour Les Javanais, tableau coloré, bigarré et étonnant d’une communauté minière du sud de la France ; il régnait dans ce livre, il est vrai, un cosmopolitisme joyeux (des mineurs de toutes origines, sous la houlette d’un patron anglais, au fin fond de la garrigue française –Malaquais avait, quant à lui, travaillé à la mine de Gardane)*, valeur qui, rapidement, allait être considérée d’un œil mauvais. Le livre, pourtant, avait séduit André Gide, avec lequel l’auteur avait eu une relation épistolaire aux débuts intempestifs.

Norman Mailer (« Jean Malaquais n’était pas seulement mon meilleur ami, il était mon mentor », écrit-il pour commencer) nous la raconte dans sa préface. Rat de bibliothèque et sans le sou, Jean Malaquais (le nom d’un quai parisien), alias Wladimir Malacki, immigré juif polonais de fraîche date, tombe un soir de 1935, dans les rayons de Sainte-Geneviève, sur un article de la NRF reproduisant un extrait du journal de Gide ; ce dernier, avec une ironie mal comprise, s’y demandait en substance s’il ne lui aurait pas mieux valu être pauvre pour donner plus de profondeur à son Art (« Je sens une infériorité de n’avoir jamais gagné mon pain »). Réponse prompte et virulente du jeune lecteur, « marxiste et ouvrier » (il fricota en 1936 avec le POUM, contacta la colonne Lénine, manqua de se faire exécuter par l’écrivain stalinien Ilya Ebrenburg pour fascisme…), lequel finira par rencontrer le maître (Gide lui récrivit par la poste restante de la rue Cujas, Malaquais n’ayant pas d’adresse), sans d’ailleurs abandonner, loin s’en faut, tout débat avec lui.

Il est enrôlé, s’évade, est hébergé par Giono, aidé par Gide et le Comité d’Aide aux Intellectuels, réussit à prendre un bateau pour le Venezuela puis pour le Mexique, où il se lance dans la rédaction de Planète sans visa, roman du Marseille des années 40 -le « Marseille-sous-Vichy »- , alors ville de transit pour les innombrables réfractaires à la paix douteuse que leur propose la troupe du Maréchal, et qui postulent, avec espoir, au départ vers les Amériques. Malaquais lui-même (tout comme André Breton et Benjamin Péret) était passé par cette plaque tournante de la fuite vers des cieux moins troublés, en compagnie de sa compagne, Galy. Sans revenir sur l’Histoire à proprement parler, le romancier propose quelques histoires, les destins en chair et en os d’une poignée de personnages perdus dans ce chaos où les itinéraires sont toujours sinueux. Certains résistent, irrémédiablement : parmi eux, Aldous John Smith, qui, tant bien que mal, tente de soustraire le plus grand nombre (intellectuels, savants et simples citoyens) à un régime qui ne les aime pas. Le personnage est calqué sur celui de Varian Fry (figure américaine de la résistance en France, inlassable passeur), dont la Liste noire, récit de ses activités, vient d’être traduite (éditions Plon).

Une entreprise de confiserie couvre un réseau de résistance : Malaquais lui-même, avec son ami Marc Chirik (Marc Lavergne dans le roman), avait travaillé dans une coopérative ouvrière nommé « Croque-fruit », dont il sera licencié après avoir dénoncé l’exploitation qui y avait lieu. D’autres collaborent, dénoncent, et sourient franchement (il y aurait beaucoup à dire sur « le » fonctionnaire, le soldat obéissant du fascisme, le misérable pion servile sur l’échiquier de l’abjection) ; la plupart naviguent comme ils peuvent entre lâcheté coupable et individualisme salvateur. « Les femmes (…) se revoyaient dans un univers idéal où l’on était libre de jouer à la marelle sans se faire donner du youpin, où jamais allemand même cagneux, même chassieux, ne l’emportait sur dix juifs, même blonds. Leurs réminiscences ravivaient une planète gracieuse, des mœurs polies, des visas faciles, des baisers au clair de lune, point de péché que l’aumône ne remette -elles avaient la mémoire sélective. »

Puisque ce malheur nous dépasse, feignons d’en être parfaitement ignorants, en quelque sorte ; dans tout le pays et, souvent, jusque dans les âmes, deux comportements s’opposent irrémédiablement. Histoires et destins, donc, que Jean Malaquais, plus ou moins comparé par la critique de 1938 -celle, enthousiaste, des Javanais couronnés- à Rabelais, à Villon et autres gloires nationales flatteuses, raconte avec un style ébouriffant, vif et jouissif, auquel des heures de travail acharné, comme nous l’apprend Mailer, ont conféré cette force claquante et brutale des formulations qui marquent. Il y dans ce roman des paragraphes qui, tout comme il y avait deux ou trois idées à la fois dans certains plans des films de Welles, regorgent de plus de trouvailles que l’œuvre entière de certains des collègues de l’auteur ; des formules ciselées au poinçon, des heures durant, mais qu’on dirait taillées à la hache tant elles sonnent violemment. Une prose torrentielle, inventive, qui étourdit, et invite le lecteur à réévaluer un peu le grand cas qu’il fait parfois, à tort et à travers, du style finalement bien triste de nombre des écrivains qu’il lit. « Si vous voulez faire du bon travail, il faut pisser le sang » (sic), signifiait un jour l’auteur au préfacier…

La fin de l’histoire ? Une coupe presque franche, parce qu’il fallait bien s’arrêter à un moment ; l’auteur écrit son dernier mot sans attendre que ses personnages connaissent (s’ils sont appelés à la connaître un jour, d’ailleurs) la libération, personnages qui sont encore là et auraient pu nous raconter la suite. Le roman commence sous Vichy, il finit sous Vichy. Malaquais, qui, dans ses derniers jours, alors qu’il portait la dernière touche à la révision de ce texte, exprimait ses doutes quant à la probité regagnée du pays (« Lui, dans ses derniers jours, se déclarait convaincu que la France, malgré toutes ses belles protestations, restait vichyste en son fond, rêvait encore d’un monde où l’on protégerait son petit chez-soi en priant ceux-qui-ne-sont-pas-d’ici de demander un visa avant d’entrer… et où on le leur refusait pour finir, ce visa » -note de l’éditeur), suggère donc que la guerre, même cinquante ans après, n’est pas vraiment finie. C’est-à-dire que sur le champ de bataille des consciences, le combat fait toujours rage.

Jean Malaquais : Planète sans visa (Phébus, 159 F, 155 p.)

* Certains détails biographiques ont été recueillis sur la page que Philippe Bourrinet consacre à l’auteur