Bertrand Burgalat nous a reçus dans le studio-laboratoire sonore du label Tricatel. Une vaste pièce aux murs recouverts de moquette orange, dans laquelle s’entassent des orgues, un vibraphone et de vieux ordinateurs. Malgré une hype insistante, aucune major ne lui a jamais confié de projet musical à la hauteur de son talent et de ses ambitions. Trop romantique, trop franc-tireur certainement. Pourtant, après avoir consacré quantité de petits maîtres de la musique électronique, l’industrie musicale serait bien avisée de reconnaître en lui un des compositeurs-musiciens-arrangeurs les plus doués et les plus sensibles de sa génération.


Chronic’art : Tu as mis cinq ans pour faire The Sssound of Mmmusic. Pourquoi as-tu mis autant de temps ? Tu voulais sortir un projet ambitieux ou tu n’as pas eu le temps de t’y consacrer pleinement ?

Bertrand Burgalat : J’avais quelque chose qui ressemblait à un album déjà il y a cinq ans et qui avait été fait très vite. A ce moment-là, je ne trouvais pas de gens que ça intéressait. Je ne savais pas comment le sortir, je n’avais pas encore de label. Plus tard, quelqu’un s’est intéressé à ce que je faisais, c’était Eric Morand de F-Com, il m’a vraiment encouragé et c’est ça qui m’a poussé à continuer. Ensuite, je ne savais pas comment faire. Cela fait seulement un an et demi que l’on est un vrai label structuré avec une distribution. Avant, je faisais les disques et il me fallait parfois trois-quatre ans pour les sortir. L’an dernier, on a sorti le disque d’April March qui a été fait en 1995, parce qu’à l’époque, on n’avait pas de licence. J’aurais bien aimé passer cinq ans en studio mais ce n’est pas le cas. J’ai passé très peu de temps en studio. C’est un disque que j’ai fait sans budget.

Et c’est quand même représentatif de ce que tu avais envie de faire ?

Je suis content de m’être débarrassé de certaines obsessions, en ayant produit quelque chose d’assez solaire et en même temps un peu triste et mélancolique. J’ai l’impression que c’est fait et que je peux passer à autre chose. Je pense que c’est un disque maladroit, qui va déconcerter. J’aurais aimé sortir certains morceau avant. Il y en a même que j’ai enlevé parce que plein de gens sont passés devant depuis, je ne peux plus les sortir cinq ans après. Je vois cet album comme un essai, de la même manière qu’il y a des bouquins qui sont des essais. Je ne le vois pas du tout comme une espèce de disque imparable. Au contraire, je pense qu’il est plein de failles et en même temps, c’est peut-être aussi ce qui peut faire son intérêt. J’ai mis très peu d’énergie dans ce disque à bien réaliser les choses, à les enregistrer correctement. Mais j’en ai mis beaucoup à essayer d’enlever des trucs qui me semblaient trop faciles. J’ai un peu cherché midi à quatorze heures. Ca ne s’entend pas forcément et ce n’est pas forcément une bonne chose. Quand j’ai commencé à faire des morceaux, personne ne s’intéressait à ce que je faisais, je me sentais assez libre. Depuis un an, j’ai l’impression qu’il y a des gens qui sont très gentils avec nous et on a beaucoup plus peur de les décevoir. Il y a plein de gens qui nous font confiance et on veut leur donner raison, même si en même temps je n’en ai pas toujours les moyens. Depuis un an et demi, on a eu de très gros problèmes techniques. Le magnéto que l’on utilisait nous a fait les pires merdes et on n’arrivait absolument pas à le réparer.

Tu as fait beaucoup de post-production sur ce disque ?

A part les canevas harmoniques, tout le reste est souvent très improvisé. J’essaie tous les instruments possibles que j’ai sous la main ici. Et puis je me dis « Non, ça, ça ne va pas » ou « Je vais garder trois notes d’une prise d’orgue. » Pour arriver à la texture que je recherche, souvent j’essaie tout, du vibraphone à l’harmonica, en passant par les synthés, le piano électrique. En fait, il y a énormément de prises qui, à chaque fois, sont très rapides. Ce sont des prises que je fais à la va-vite tout seul en dix minutes. Mais, bizarrement il y a de la recherche. J’aurais préféré me dire que j’ai un mois pour le faire, et l’enregistrer d’un bout à l’autre. Aujourd’hui la plupart des disques sonnent beaucoup mieux. Au niveau sonore, de qualité de prises, j’ai peur que mon truc soit un peu mal foutu.

Ce sont les failles du disque ?

Je ne sais pas. J’essaie de voir par avance ce qui peut rendre ce disque difficile. Ainsi, le fait que je ne fais pas beaucoup d’efforts pour bien chanter. C’est bizarre parce que je pense que je vais mieux chanter sur scène que sur disque. Mais en fait, c’est parce que j’ai pris un peu d’assurance. Je n’avais pas envie de faire un disque de chanteur. J’ai toujours peur qu’il y ait cette obsession du professionnalisme qui fait que les gens qui n’accrocheraient pas sur un truc comme ça peuvent toujours se rassurer en disant « C’est mal joué » ou « Il ne sait pas chanter ». Et ça me ferait de la peine par exemple pour un titre comme Gris Métal, dont je suis très fier. J’en suis d’autant plus fier que ce n’est pas moi qui ai fait le texte. Je suis assez arrogant sur ce texte de Houellebecq. Ce n’est pas le mien, donc je peux dire que c’est un des plus beaux textes de chanson jamais fait en France. C’est une sorte d’illumination qu’il a eue et qui est extraordinaire. J’espère que je n’ai pas flingué le truc avec ma voix.

La fragilité de la voix peut être touchante aussi…

Quand il y a un texte aussi beau, c’est bien de s’effacer un peu, que la voix ne l’accentue pas. Que l’interprétation soit très neutre et la moins démonstrative possible, parce que je trouve que le texte se suffit à lui-même. Gris Métal, comme Plein été sur son disque, c’est un sommet.
Avec son mélange de morbidité et d’érotisme, ce ne sera pas le prochain slow de l’été…

Je me suis un peu battu pour que le single ne soit pas Ma rencontre, qui est plus facile pour des radios comme Inter. Toutes les radios le demandent et j’ai insisté pour que ce soit Gris Métal parce que je pense que si Ma Rencontre serait certainement plus diffusé, faire de la bossa aujourd’hui, franchement, ce n’est pas une innovation. J’aime beaucoup le texte de Katerine et j’aurais été ravi de sortir Ma rencontre il y a quatre ans. Je pousse à mort sur Gris Métal parce que je me dis qu’on a une chance sur vingt que ça marche, mais c’est un tel ovni que ça en vaut la peine. Comme j’ai fait beaucoup de disques qui n’ont pas marché, je suis très expérimenté en la matière. Maintenant je me suis promis une chose : s’il faut choisir un single, je choisirais ce qu’il y a de mieux sur le disque, ce dont je suis le plus fier. Parce que tous les petits calculs bien malins, moi j’ai toujours merdé. En plus, les gens qui ne connaissent pas l’album en auront une vision mauvaise, approximative. Gris Métal, grâce au texte de Michel, ce serait un tel plaisir, si on fait un clip là-dessus, de savoir qu’un texte comme ça va passer sur M6… Je trouve ça très réjouissant.

Comment tu te situes par rapport à ton côté rétro-futuriste, ce mélange d’éléments du passé et d’autres plus contemporains ?

Il y a un côté un peu proustien, réminiscence. Il y a des émotions que l’on a pu avoir, que l’on essaie de retranscrire et en même temps d’amener ailleurs. Les sons de basse à la Gainsbourg-69 année érotique, ce sont des choses qui m’ont marqué. Je n’ai pas envie de les pomper et de faire comme si ce n’avait pas été fait avant. Je trouve plus honnête de citer.

Tu as assimilé toute ta mémoire musicale et maintenant tu joues avec.

Oui, c’est marrant. Je n’arrive jamais en studio en me disant « on va faire un truc à la façon de ». En revanche, il y des sons qui m’obsèdent, que j’aimerais intégrer. Par exemple, un son de guitare vraiment mystérieux pour moi, c’est la guitare de Flipper le dauphin (rires). Une espèce de guitare aquatique. C’est un son magique. Je pourrais le sampler pour le mettre ailleurs. Mais je préférerais trouver la recette, ainsi je pourrais l’utiliser dans un autre contexte. Ce sont des couleurs. Je les entends et immédiatement je pense à plein de choses…

Comment tu te situes par rapport à la pop française ? Tricatel a une image plutôt gaie par rapport au reste de la production française, type Lithium.

Je respecte leur démarche. Le point commun de tous les artistes Tricatel c’est qu’on est torturés comme les autres, mais que l’on présente ça de manière plus fraîche. On a fait un choix : plus les choses sont graves, plus on essaye d’être désinvoltes avec ça. Pour moi, c’est l’influence de Robert Wyatt : mon étalon en matière de tristesse, c’est Sea song. La première fois que j’ai entendu cette musique, ça me paraissait très normal en fait. Il était pas là en train de dire « Ahhh, j’ai perdu mes deux jambes, je suis sur mon lit d’hôpital ». Ce détachement, je le trouve beaucoup plus émouvant. C’est vrai qu’en France, du coup, on a une image un peu faussée parce qu’on refuse d’avoir cette espèce d’exhibitionnisme dans l’émotion. La force de la pop c’est qu’on peut dire les choses les plus terribles -je pense à Ray Davis- avec une légèreté extraordinaire.

Le côté mélancolique de l’album est dû à la recherche d’un passé musical révolu ou est-ce plus personnel ?

C’est plus personnel. Depuis l’enfance, je suis assez sensible à ces atmosphères, car elles sont plus un amplificateur de tristesse qu’autre chose. Dans un disque comme ça, j’essaie de désamorcer cet aspect, de le détourner. C’est pourquoi je ne peux pas écrire de paroles pour un album comme ça. J’ai l’impression de tout mettre dans la musique. Si j’écrivais des paroles, ce serait très pompier. C’est très réjouissant d’avoir des gens que l’on admire comme Katerine, Houellebecq ou Pascal Mounet, qui est un peu le parolier du label. Evidemment, c’est drôle parce que quand je leur fais écouter mes accords, la mélodie, ce à quoi ils vont penser ce n’est absolument pas ce que j’avais en tête. Je n’aurais jamais pensé faire un truc sur L’Observatoire comme l’a imaginé Katerine. Ma rencontre, ce n’est absolument pas les images que j’avais en faisant la musique.

Le Pays imaginaire fait penser à Henri Salvador.

C’est vrai. C’est drôle parce que je la lui ai jouée l’autre jour pendant une interview. Les vieux musiciens de jazz aiment bien te tester. Il m’a fait venir au piano. Je tremblotais, je lui ai chantonné Le Pays imaginaire et il a été très gentil. J’ai tanné Sony pendant des années pour le produire et ça ne leur venait même pas à l’esprit de me le présenter. Pendant ce temps, ils lui faisaient faire des trucs horribles.

L’identité de Tricatel est-elle réfléchie ?

On n’a pas trop le temps d’y réfléchir car on a une activité qui est très au-delà de nos moyens. Il y a des gens à Paris qui s’énervent parce qu’ils entendent trop parler de nous. Ca ne vient pas du fait qu’on est spécialement chouchoutés mais plutôt parce qu’on fait beaucoup de choses. Entre les enregistrements, les concerts, les soirées, etc., ça nous laisse assez peu de temps. On sait que notre seule chance de survie aujourd’hui, c’est de faire beaucoup de choses pas forcément parfaites. Pour nous c’est assez réjouissant, et en même temps c’est difficile car on touche un public très averti. On fait beaucoup d’efforts pour élargir notre audience mais on se rend compte que ça n’est pas encore acquis. Ca me fait de la peine quand je vois la tournée en France de Houellebecq. C’était magique. Il arrivait sur scène avec ce groupe pour lire des poèmes, c’était très intense. Mais même en faisant des salles de 500 personnes, au bout d’une tournée comme ça, il n’y a que 9 000 personnes qui sont au courant que Houellebecq casse tout sur scène. C’est super décevant.

Pour l’utilisation du nom Tricatel, tu n’as jamais eu de problème avec Claude Zidi ?

Non, j’ai fait déposer le nom, mais il faudrait que je lui envoie un disque un jour…

Propos recueillis par et

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