Après La Perdue et ses atours brillants (cordes et ellipses), Bertrand Belin et Hypernuit filent plus sobrement (guitare, basse et ballets de balais) la filiation Bashung mais pas que, en une singularité discrète de récits villageois intemporels, balades solaires ou contes familiaux inquiétants, où se profilent en développements tournoyants une attente doucement métaphysique (« On ne laisse pas l’homme attendre sous le soleil. ») ou anxiété amoureuse (« Je voudrais vivre plus longtemps pour être encore avec toi. »), avec qui nous avons doucement passé l’hiver. Ce vendredi 8 avril 2011, à la Cigale, il ne sera pas trop tard pour aller s’y réchauffer.

Chronic’art : Dans la première chanson, Y’en a-t-il, tu parles de cet homme qui se tient seul, sous le soleil. « On ne laisse pas l’homme attendre ainsi debout, sous le soleil ». Faut-il y voir un autoportrait ?

Bertrand Belin : Même s’il y a deux interlocuteurs dans cette chanson, un chien, muet, et une femme, c’est un homme qui est seul. Ce n’est pas vraiment de moi qu’il s’agit, d’un point de vue physionomique, physique, et dans l’action (je n’ai pas de chien moi-même par exemple). C’est plutôt une interrogation existentielle assez naïve finalement, qui parcoure le disque. Quand je dis « On ne laisse pas l’homme attendre ainsi sous le soleil », il ne faut pas y voir autre chose que l’attente générale. On ne fait pas venir les gens au monde pour… on ne peut pas se contenter d’être juste grillé par le soleil en attendant de trépasser. Je trouve ça assez dégueulasse. C’est sympa d’être en vie, mais le prix à payer, le trépas, me semble bien démesuré. Il y a une équation, une opération qui est injuste, instable à la base. La chanson aurait pu être un procès-verbal, mais il y a cette femme, à côté de laquelle, apparemment, cet homme passe, en se demandant s’il est le bienvenu ici. C’est moins un homme au dessus des autres hommes qu’un homme sous une cloche qui le dépasse de beaucoup. Plus un homme surplombé que surplombant.

Pour toi, ce sont des personnages de fictions, des allégories ?

Je ne les imagine pas comme des personnages de fiction, mais comme des sortes d’ectoplasmes, des avatars décharnés, mes propres avatars. C’est une atomisation, qui s’explique concrètement dans le monde tangible par l’ambition de faire un album moins dense, très ajouré, avec moins de textes, ou des textes moins clinquants, avec moins de jeux de langues, de sonorités, d’afféteries ou d’attributions fantaisistes. En vérité, cela participe d’une disparition. Je sais bien qu’il ne s’agit que de chansonnettes, mais comme l’histoire générale des arts passe par une phase de disparition du sujet, d’appauvrissement du symptôme visuel, l’abstraction, je crois qu’à l’intérieur du parcours personnel d’un artiste, ce chemin de la grande histoire se fait de manière rétrécie, et je me rends compte que mon parcours a suivi naturellement cette voie, assez commune. Je me suis rendu compte que ce que je faisais était incroyablement bavard, et ça l’est encore énormément. Il y a trop de pancartes tout le temps, de signes. Il y a presque une sorte de vulgarité à faire de la chanson. J’ai un idéal d’électrocardiogramme plat. Mais ce n’est pas à tout prix : il faut quand même faire tenir l’ensemble de ses obsessions et de ses préoccupations dans quelque chose de très clair, simple.

Tu dis ailleurs que pour cet album, tu voulais « écrire moins pour dire plus ». Tu as beaucoup retiré ?

Oui, j’ai carrément tranché dedans. Ce n’est plus du tamisage, mais du désossage. Enfin, j’espère que le résultat n’a pas l’air d’un amoncellement de cartilages, mais j’ai été hyper tenté d’assumer le tri opposé de la Perdue, c’est-à-dire un disque osseux, horizontal, sans contrepoint, sans arrangements, à la fois riche en timbres, mais pas trop riche dans la variété de timbres. A chaque fois que je faisais un arrangement sur une chanson, j’en étais écoeuré, comme si on m’obligeait à manger trois kilos de compote d’un coup. Impossible d’ajouter quelque arrangement de cordes ou de vents. S’il y en a, je les ai joués moi-même, qui avancent avec un peu de peine, qui n’ont pas le clinquant des cordes académiques, de ce qu’on peut attendre d’un arrangement de cordes. Du coup, ça allait, je me retrouvais dans cet arte povera, c’était plus digeste.

Comment t’expliques-tu ce besoin ?

Je ne sais pas si c’est quelque chose qui s’est développé à partir de ce qui se passe aujourd’hui en général ou de ce qui s’est passé dans ma vie en particulier, mais mon rapport à la vie a un peu changé ces dernières années. Sans aller chercher du secours dans l’Eglise ni dans un être suprême, je me dis quand même que c’est un peu dégueulasse de devoir mourir un jour. Il faut organiser une relation de bonne entente, un lien affectif, avec cette idée, de manière à pouvoir la dépasser, à converser avec elle. Ces chansons parlent de ça : c’est un départ, c’est quelqu’un qui revient, un autre qui arrive à une frontière, un autre qui se trouve sous le soleil et se demande s’il est le bienvenu… L’aveu est assez clair d’ailleurs, et je me suis amusé pour une fois à dire les choses telles que je les pensais, avec la phrase : « Je voudrais vivre plus longtemps pour être encore avec toi. » C’est la clé du disque. Et j’espère que ça ne donne pas l’impression d’une sorte de flaque de pathos qui se répand, car ce n’est pas cela… Après, je distribue ces obsessions en petites scènes, qui sont les chansons, et c’est cette « scène » qui justement me permet de pouvoir m’exprimer sur ce sujet…

Tu dilues un peu la gravité de tes propos dans des chansons aux atours légers, des balades. Neige au soleil est une course-poursuite délicate, que j’entends comme une chanson écologique : « Ton avance fond comme au soleil (…) / Je jure qu’avant le soir je t’aurais touché la main/Méfie-toi tu n’en reviendras pas »…

En effet, et c’est une permission : comme si tu étais au front tout le temps et que tu pouvais souffler 24 heures dans une ligne retranchée. Tu peux alors te permettre un peu de dédramatisation. En tout cas dans la forme. C’est pour cela que le couplet a cette espèce d’air d’opérette, un peu revue du Moulin-Rouge, avec les danseuses qui arrivent avec l’écume et la meneuse qui fait sa chanson… c’est ce qui lui donne sa légèreté. La chanson reprend le thème de Sous le soleil, à savoir le soir général, le grand soir… C’est important de désamorcer systématiquement, ce que je ne faisais pas vraiment auparavant, ou alors, par la richesse calorifique, par l’excès des arrangements, par les caractéristiques formelles du texte qui ne permettait pas à l’auditeur de comprendre immédiatement, in situ, ce qui se jouait, sans passer par la lecture des textes. Du camouflage. De la pudeur. Ou la volonté de ne pas s’adresser à quelqu’un sur le simple mode tripal : si j’essayais je sais que ce serait une catastrophe sans nom. J’ai un bagage, dans ma vie, assez sordide, qui fait que si je me mettais à faire ça, ce serait dégueulasse, tout simplement. Je passe ma vie à contourner l’autobiographie.

Dans la biographie fournie par la maison de disque, tu parles de « censure » : « L’oralité m’aide à abolir ma propre censure, cette censure qu’implique l’écriture du texte »…

Je censure les signes, mais pas le sujet. J’essaie de synthétiser le sujet, en ayant la décence, quand même, de considérer que ma petite personne n’est pas le sujet. La censure, c’est les moyens que j’avais trouvé pour me protéger : par la pudeur, par les arrangements, une certaine façon d’écrire, qui était notamment très liée au passage par la page. Car j’étais préoccupé aussi de voir la phrase se dérouler dans sa structure, son poids graphique. C’est ça que j’ai essayé de changer, en passant par l’oral, plus que par l’écrit.

La dernière chanson, La Chaleur, illustre bien ce caractère oral de la composition, en décomposant les phrases : « Qui / Qui peut / Qui peut dire / Qui peut me dire / Que devient / Le pays / Le paysage / Quand le jour / Touche / A sa toute petite fin/… »…

Oui, la plupart des chansons sont générées par l’oralité, ne sont pas passées par la page. Ce n’est pas de l’auto apitoiement pendant 45 minutes non pus et cette chanson se trouve à la fin du disque pour montrer qu’il y a de l’espoir. C’est un disque qui finit bien, comme au cinéma.

C’est aussi un disque assez positif en ce qu’il pratique le pardon, la miséricorde, qu’il est accueillant, même pour la « bête » de Hypernuit

Moi je pratique le pardon iconoclaste et profane, parce qu’il y a tellement d’approximations dans mon rapport aux autres, que la moindre des choses, c’est quand même d’être bienveillant, d’avoir de la compassion. Dans Hypernuit, comme dans chaque chanson, il y a un étrier qui correspond à quelque chose que j’ai vraiment vécu. Pour celle-là, la « bête » est une combinaison de plusieurs caractères que j’ai rencontré enfant dans la ville où j’habitais : c’est l’idiot du village. Je ne crois pas lui avoir jamais lancé de caillou, mais je me souviens que quand ce type, qui marchait bizarrement, la tête toute noire, passait devant les grilles de l’école, la cour entière se massait devant les grilles pour lui jeter des pierres. Cette espèce de cruauté de masse, qu’on retrouve dans l’Histoire, me choque énormément. Comme si il y avait une sorte de télépathie, qui ferait que les gens deviennent complètement fous ensemble et que quelque chose se créé au dessus d‘eux pour les conduire à commettre un acte dont ils vont devoir partager la responsabilité, suffisamment nombreux pour que cette responsabilité soit complètement atomisée et que l’on puisse rentrer dans son foyer en ayant l’impression de n’avoir rien fait.

Est-ce le sous-texte que l’on peut entendre dans le titre de l’album, Hypernuit ? La nuit qui a la fois entoure, englobe, et aussi se répand, dans la relation, la connexion ?

La chanson Hypernuit parle de celui qui attend et de celui qui arrive. Il y a aussi un scénario de rédemption, un peu cliché, un peu western, avec le type qui vient se venger et l’autre qui coupe court dans sa volonté de se racheter. Et les deux, l’un dans sa dualité, et l’autre dans son désir de vengeance, sont plombés, sont dans une nuit, paradoxale, qui va se rejoindre, qui va les réunir. C’est une nuit générale. Cette image de maison brûlée, ce n’est pas un incendie criminel, mais brûlée par le mortier, par la guerre.

L’image de la maison revient souvent dans tes chansons. Comme un foyer vers lequel revenir, ou comme quelque chose que tu bâtirais ?

La maison, c’est un peu l’exosquelette de l’homme. C’est aussi sans doute une manifestation de mon désir de maison. J’ai toujours vécu dans des HLM, des appartements, mais jamais sur un plancher, à hauteur de prairie. Avoir une maison me semble encore hors de portée, donc il y a aussi une envie d’avoir ma maison, mon foyer. J’essaie de dessiner une maison : un habitat, un abri. L’abri, c’est élémentaire, ce qui vient juste après la nourriture. Dans Tout a changé, un type part, vit des expériences, s’enrichit au contact d’un monde qu’il a tardé à découvrir, et, aveuglé par les feux d’artifices de son expérience, quand il revient chez lui galvanisé, il regarde autour de lui et dit : « Rien n’a changé ». Mais ses parents, les autochtones, lui répondent que si, que tout a changé, pas dans les mêmes proportions, mais que la commode n’était pas là et que pour eux, ça a relancé leur vie de six mois de nouveauté…

« Ca fait penser moins… », dit la chanson…

Oui, « La cave est vide, la mare est comblée », ça signifie : « On s’est débarrassés de tes affaires, de ce qui nous encombrait. » Ca fait penser moins. Mais moins à lui aussi… Ca allège de la torpeur de son absence.

Dans Hypernuit, un accord de piano semble représenter les habitants du village, comme plusieurs voix.

Le piano, et la voix de Tatiana aussi, à ce moment là, multiplient les protagonistes, font que la scène semble habitée. J’aime bien les accords de piano à trois doigts, c’est tellement riche. Ca vient aussi de ces pianos dans l’album de la résurrection de Johnny Cash, ces grosses basses de pianos qui arrivent et explosent en harmoniques, comme des clous de ferronnerie, déjà rouillés mais d’une solidité à toute épreuve.

On pense aussi au Smog de Red Apples Fall ou aux derniers Bill Callahan…

D’un point de vue formel, dans l’économie de moyens, j’ai été très influencé par Bill Callahan, et des morceaux comme Rock Bottom Riser : « I left my mother / I left my father / I left my sisters, too / …». J’aurais bien aimé faire mixer l’album par John Congelton, qui a travaillé sur Sometimes I wish we were an eagle, et puis ça n’a pas pu se faire.

Ta voix a gagné en gravité aussi.

En grave, ou en gravité ?

Les deux (rires)…

Oui, je ne le déplore pas, mais concrètement, ma voix a baissé. Quand je prends ma guitare pour composer, spontanément je la place sur la tessiture avec laquelle je parle. Mais il n’y a pas si longtemps – il faut peut-être célébrer ce changement d’ailleurs – il y avait encore une différence entre ma voix chantée et ma voix parlée. Désormais je ne peux plus, physiquement, chanter certaines anciennes chansons à leur hauteur d’origine. Concernant la gravité, c’est surtout lié au fait que les textes sont arrivés du silence directement à la chanson. Pour la plupart, je chantais directement, et je ne gardais que ce qui me semblait justifié, et j’ai construit les chansons comme ça. D’avoir à prononcer un mot sans préparation, fait que les mots m’appartiennent plus sans doute. Je me sens plus proche de ce que je dis, peut-être que ça se sent dans les réflexes du larynx.

Du coup, tu sonnes plus comme Alain Bashung, désormais…

On me le dit effectivement, depuis la sortie de ce nouvel album. Avant, on me le disait pour de mauvaises raisons : pour le caractère a priori abscons de mes textes. Un parallèle qui était à mon avis un affront fait à Bashung… Avant L’Imprudence, je ne sais pas ce qui était vraiment chez lui de l’ordre de l’ellipse ou de celui du calembour sonnant et trébuchant. Il m’influence surtout par le désir, le besoin et même le devoir de le contourner, dans le panorama de ce que j’aime dans la chanson francophone : Dominique A, Bashung, Christophe, Burger, Rita Mitsouko, qui m’apparaissent comme des choses qui comptent. Ce sont des influences dans leurs qualités d’obstacles.

Il y avait un caractère d’émulation dans la chanson francophone des années 90, avec Miossec, Dominique A, Murat, Katerine. On les sentait autant motivés par l’inventivité des uns et des autres, que par la nécessité de s’en démarquer. Est-ce similaire aujourd’hui ?

Ca ne prend pas cet aspect là avec mon entourage, avec les chanteurs et chanteuses que j’ai la chance de connaître, que je vois travailler : JP Nataf, Sing-Sing, Arlt, Albin de la Simone, Barbara Carlotti… Il y a une émulation, mais aussi beaucoup d’entraide, un intérêt réel porté au travail des uns et des autres, quelque soit l’étape dans le cheminement de chacun. On se tient au courant du travail des amis, pour tous ensemble, en tirs croisés, en étoile, un peu en colloque, tisser des tas de liens… J’ai bien une cartographie mentale de cette famille-là, mais même si on en parle, on n’a jamais vraiment nommé les choses. On se fantasme en famille, en génération, en groupe, mais il s’est formé dans le vivant, dans les bars, les concerts, et dans les regards de certains critiques. Sans être une école, c’est plutôt une communauté, avec des caractéristiques très marquées chez chacun…

Propos recueillis par

Bertrand Belin – Hypernuit
(Cinq 7 / Wagram)