« La culture, réduite à sa fonction de socialisation de la production par la standardisation des comportements de consommation, est devenue, pour ce capitalisme typique des sociétés de contrôle, l’agent par excellence de ce contrôle ». Ainsi parle Bernard Stiegler, directeur de l’Ircam, Institut de Recherche et Coordination Acoustique / Musique du Centre Pompidou. Entretien avec l’un des plus grands philosophes de notre temps pour qui la pensée est un combat.

– version intégrale de notre entretien publié dans Chronic’art #18, en kiosque –

Depuis le premier tome de La Technique et le Temps en 1994, Bernard Stiegler construit une œuvre de philosophe qui fouille jusqu’aux entrailles l’héritage de Platon, de Kant, de Marx ou encore de Heidegger avec autant de pertinence que d’impertinence. Car Bernard Stiegler ne décortique pas l’œuvre de ces grands fondateurs de notre pensée par simple plaisir intellectuel : non, il les met au défi du présent. S’il traque leurs failles, c’est au regard de l’aujourd’hui, pour mieux nous éclairer et nous pousser à l’action, hic & nunc. Depuis deux ans, il rédige des livres toujours plus engagés, comme s’il suivait le cours d’une longue et profonde colère contre ce capitalisme qui « s’est accompli comme l’avènement du nihilisme » annoncé par Nietzsche. Stiegler, pourtant, semble très posé, a priori plus proche du moine bouddhiste que de l’anarchiste en ébullition permanente. Hier directeur adjoint de l’INA, il est désormais le directeur de l’Ircam (Institut de Recherche et Coordination Acoustique / Musique), organisme public créé en 1969 par Pierre Boulez. Si le philosophe est révolté, en guerre contre la « liquidation de la culture » et cette misère symbolique qui en est le tribut, c’est sans doute dû en partie à sa propre histoire, pas banale : comme il le souligne lui-même dans Passage à l’acte, Bernard Stiegler est devenu philosophe par accident, à l’occasion – si l’on peut dire – de cinq années d’incarcération « à la prison Saint-Michel de Toulouse puis au centre de détention de Muret, entre 1978 et 1983 ». C’est donc en prison, condamné pour vol à main armée, qu’il s’est littéralement confronté à la philosophie, à ses grands textes comme à sa pratique, à l’ascèse philosophique. Stiegler a profité de sa route difficile pour se construire un horizon. On sent dans ses textes un sens du tragique, mais aussi, plus rare, une empathie pour les paumés de la vie. Discussion à partir de Mécréance et discrédit et du tome 2 de De la Misère symbolique, sous-titré « La Catastrophe du sensible « .

Chronic’art : Lorsque vous parlez de  » culture « , que mettez-vous derrière ce mot ? Quel sens lui donnez-vous ?

Bernard Stiegler : Au sens large, la culture est ce qui caractérise des modes d’existence partagés. Par exemple, lorsque vous entrez dans mon bureau, nous nous serrons la main : nous le faisons naturellement, et spontanément, sans avoir à y penser. Ce geste automatique fait partie de notre mode d’existence. Au Japon, vous n’allez pas serrer la main aux gens, vous les brusqueriez. Il y a de l’inconscient, et donc aussi et surtout beaucoup d’affect qui passe dans un tel mode d’existence. Ce qui fait que vous vous sentez en familiarité avec des Français ou des Européens, bien que cela ne se fasse pas de la même façon partout en Europe, c’est notamment cet acte de se toucher la main, ou encore la distance à laquelle nous nous parlons, les codes de notre discussion. Il y a un geste typique des Musulmans : quand ils se saluent, une fois qu’ils se sont touché la main, ils se touchent le coeur. J’adore cette façon de saluer. C’est une autre culture. Cette culture au sens large, qui est de l’ordre de l’affect, n’est pas figée : elle existe, elle prend forme et surtout elle évolue au travers d’une multiplicité d’objets de culture, qui peuvent être aussi bien une oeuvre de Joseph Beuys que…

… une émission de télé-réalité ?

Oui, peut-être et même sans doute une émission de télé-réalité, même si la télé-réalité est à la limite, au bord extrême de la culture, mais comme sa frontière extérieure. Car un objet de culture est un objet de pratiques, et non pas seulement d’usages consommatoires dont le voyeurisme est la version extrême où l’homme est tout près de la fange. La culture telle que je l’entends suppose une véritable pratique, c’est-à-dire des expériences : elle ne peut donc se satisfaire d’une simple consommation. Avec la consommation, le conditionnement se substitue à l’expérience…

On en vient doucement au centre de votre propos, à savoir que la culture est devenue le coeur de la politique industrielle, ou plutôt hyperindustrielle, et que cette évolution a quelque chose de terrible…

La culture induit des comportements, et c’est pourquoi elle est aujourd’hui devenue le coeur même de l’économie mondiale. C’est dès la première moitié du XXe siècle que l’industrie commence à comprendre ce qu’elle peut tirer de la culture, notamment à travers des théories issues de la psychanalyse et dans le contexte de la crise de 1929. Avec ses gains de productivité obtenus au XIXe siècle, l’industrie connaît une surproduction chronique, et vit ce que Marx avait anticipé en parlant de la baisse tendancielle du taux de profit. Au XXe siècle, les grands décideurs de l’industrie réalisent que les économies d’échelle se feront désormais beaucoup plus essentiellement par l’élargissement de leurs marchés que par de nouveaux gains de productivité, qui ne sont évidemment pas négligés par autant. C’est moins la production que la consommation qu’il s’agit désormais de dynamiser. Car la consommation est toujours inférieure aux possibilités de la production. Les investisseurs vont donc employer toutes les techniques possibles pour faire consommer, et c’est ce qui conduit à la naissance du marketing. Ce qu’on appelle la mondialisation, ou la globalisation, consiste essentiellement pour les multinationales à multiplier les marchés par deux, par trois, par dix ou par cent, en faisant tomber des barrières esthétiques tout autant que les douanières, afin de capter l’énergie libidinale des consommateurs. Car ce qui fait que l’on « prend » un consommateur à un concurrent, que l’on en fait un client et qu’on le garde, c’est essentiellement un phénomène libidinal. Il y a une énergie et une économie libidinales qui gouvernent le désir, et donc l’affect, qu’on peut capter et organiser. Selon moi, tout le problème tient à ce que cette captation est destructrice. C’est pourquoi le plus grand problème du capitalisme, aujourd’hui, est de conquérir la libido des consommateurs sans la détruire. Et c’est ce qui nécessite l’invention de ce que j’appelle un nouveau modèle industriel.

Mais comment se concrétise cette conquête de la libido des consommateurs ?

La captation de la libido se fait par des dispositifs de contrôle des temps et des espaces d’existence de chacun. Les technologies de contrôle ont d’abord été analogiques : le cinéma en premier lieu, puis la radio et la télévision. En clair, ce qu’on appelle les industries de programme. Elles proposaient et proposent encore aujourd’hui, cette fois en numérique, des modèles de vie et d’attitude, faisant notamment évoluer les désirs du public et vendant aux marques, selon l’expression de Patrick Le Lay cet été, « du temps de cerveau disponible ». Désormais se développent des technologies de contrôle computationnelles d’une efficacité extraordinaire puisqu’elles permettent l’intégration et la convergence de toutes les instances de la production et de la consommation industrielles. Elles intègrent la recherche, le développement, la conception au sens du design et du marketing, la production, la logistique et la distribution par des systèmes « just in time » qui réagissent en temps réel ou du moins en quelques heures aux codes barres de la distribution, ce qui permet une organisation et un contrôle très fins de la consommation en bout de chaîne. Depuis la publicité et la création de l’envie jusqu’aux méthodes de géolocalisation pour piloter les camions et la traçabilité pour suivre les clients dans les magasins, tout est désormais intégré.

Pourquoi est-ce quelque chose d’absolument nouveau ?

Ce qui est nouveau, c’est que le contrôle, moins social qu’industriel et computationnel, s’exerce pour la première fois via la culture – mais d’une façon paradoxale, parce que ce calcul réduit toutes singularités à des particularités. Il touche le sensible et informe l’affect des individus : c’est ce que Gilles Deleuze nomme, dans la suite de William Burroughs, les sociétés de contrôle, soit un nouvel âge du contrôle social qui passe essentiellement par le marketing.

Mais de quelle façon cela concerne-t-il d’abord le monde de la culture ?

Dans ce que Foucault appelait les sociétés disciplinaires, le contrôle social ne passait pas par la culture mais par le contrôle de la production des ouvriers dans les usines, celui de l’action des militaires, ou encore la surveillance des détenus dans les prisons. Ce mode de contrôle, dominant entre les XVIIe et XIXe siècle, concerne la société qui produit, agit et veille au respect de l’ordre tout à fait indépendamment des acteurs de ce que j’appelle « l’otium », c’est-à-dire des clercs, des juristes, des artistes, des prêtres et plus largement tous ces gens qui naviguent dans le monde de l’esprit et canalisent de la libido pour les princes, les pouvoirs politiques ou l’Eglise. Il y a alors d’un côté « le negotium », c’est-à-dire l’action et la production, et de l’autre « l’otium » et son temps absolument libre pour la culture de soi. Un soi tourné vers ce qui l’excède, et que j’appelle les consistances, les choses qui n’existent pas mais qui consistent dans ce qui existe et confèrent leurs sens aux existences. En intégrant peu à peu « l’otium » au « negotium », le XXe siècle va opérer une véritable révolution. D’une part, comme je l’ai déjà souligné, on va instancier non plus le producteur, mais le consommateur, en intégrant production et consommation dans un vaste système qui n’arrive à maturité qu’à la toute fin du siècle dernier avec ce que l’on a appelé -et qui nécessiterait de nombreux commentaires- la « nouvelle économie ». D’autre part, la séparation du monde de l’esprit et du monde de la production est éliminée – techniquement éliminée, économiquement éliminée, politiquement éliminée. Cette intégration de « l’otium » dans « le negotium » est quelque chose de colossal : trois cent mille ans d’humanité depuis Néanderthal coupaient jusqu’alors ces deux dimensions de la vie. Subitement, principalement à la fin du XXe siècle, elles fusionnent, ou, pour être plus précis, l’une, « l’otium » (le monde de l’esprit), est totalement absorbée dans l’autre, « le negotium » (le monde de la production). C’est absolument nouveau.

En permettant de capter et contrôler les affects, la culture devient donc une arme pour la conquête des marchés. Par exemple, aujourd’hui, par l’intermédiaire des téléphone mobiles ou d’Internet… Toute une production culturelle est désormais pilotée par de grands groupes intégrés, là où, auparavant, cette dimension culturelle était totalement dissociée de l’économie…

Oui, et avec de très nombreuses modalités d’application. Cela va de TF1 et Patrick Le Lay dont nous parlions tout à l’heure, à des choses beaucoup plus fines. Il y a des cabinets dans le marketing et la publicité qui sont d’une grande subtilité et d’une grande intelligence. Ceux-ci vont jusqu’à utiliser l’anthropologie ou l’art contemporain. L’art contemporain devient alors une sorte de territoire de Recherche & Développement de ce contrôle des affects via cette économie.
Car, au fond, qu’est-ce qu’un artiste ? La figure de l’artiste intéresse les investisseurs, parce qu’un bon artiste est ce que j’appelle un « transducteur » de l’individuation psychique et collective. Je publie au printemps 2005 La Catastrophe du sensible, deuxième tome de La Misère symbolique (le premier tome a paru en mars 2004). J’y développe une théorie de l’artiste à partir du concept d’individuation. Au sein d’un groupe humain, c’est grâce à un processus d’individuation, c’est à dire la quête de ma singularité, que je ne cesse de devenir ce que je suis, comme l’a écrit Nietzsche citant Pindare. Car je suis inachevé et mon souci principal dans l’existence c’est de me poursuivre, de continuer mon histoire. Cependant, ce mouvement sur la durée, magnifiquement décrit dans A la recherche du temps perdu, est un processus à la fois psychique et collectif. Gilbert Simondon a montré que je développe ma propre singularité seulement si j’arrive à faire en sorte que d’autres s’individuent avec moi. Or l’artiste montre le chemin : il s’individue et se singularise plus vite et plus sensiblement que les autres. Même si ce rôle était masqué, notamment par la fonction hiératique ou religieuse, les artistes de l’Égypte antique comme de la Renaissance italienne avaient déjà cette fonction d’éclaireurs. Avec l’art moderne et des figures comme Manet et Baudelaire, qui cherchent ouvertement à rompre avec la tradition, l’artiste est plus singulier encore. Il semble parfois être coupé de la société, mais en vérité il invente la société à venir. C’est un inventeur de modes d’existence. C’est d’ailleurs tout aussi vrai du philosophe ou du scientifique, ou même, en principe, du politique, du juriste ou du prophète religieux. Cependant, l’artiste prend au XIXe siècle une place primordiale, précisément parce qu’il n’y a plus de prophètes, tandis que de nos jours, il semble qu’il n’y ait plus vraiment de politiques. L’artiste n’est artiste qu’à partir du moment où il arrive à socialiser son individuation, c’est-à-dire sa singularité, et que derrière lui s’individue la société toute entière. Cela donne ce que Nietzsche appelle un panthéon. On voit bien tout ce que l’industrie du XXe siècle peut et veut en tirer : elle a besoin des talents de l’artiste pour séduire les publics et pousser à la consommation. Elle mobilise les savoirs des sciences de l’homme et de la société, par exemple en ce qui concerne l’utilisation de la théorie des couleurs dans le marketing, de « design alimentaire », etc. Des laboratoires entiers, dans le monde, travaillent à de tels objectifs.

Est-ce vraiment un problème ?

Oui, du moins dans l’organisation actuelle de la société industrielle, car la conséquence directe ou indirecte de ce type de recherches, c’est une standardisation des comportements, qui conduit à ce que j’appelle la « débandade ». Quand on manipule ainsi l’inconscient des individus, et par ce biais leur libido, et qu’on exerce principalement cette manipulation via des calculs, à terme, on détruit inévitablement cette libido : la libido ne « marche » qu’à l’incalculable. Pourquoi avons-nous affaire aujourd’hui à un retour intégriste du religieux ? Que ce soient Bush ou Ben Laden, pour moi, il s’agit du même ordre de choses, de la même folie. Pourquoi donc assistons-nous à ce retour ? Parce que Dieu est le nom de l’incalculable même. Par excellence, Dieu est incalculable, c’est ce que disent tous les monothéismes. Pas seulement les monothéismes du reste, toutes les formes de religion. Dès lors, quand on manipule de façon calculatoire la libido des individus, ces individus, ou du moins une bonne part d’entre eux, se retournent nécessairement vers l’incalculable radical, mais à tel point que l’incalculable se renverse en son contraire et que ces individus régressent. Cet intégrisme est une régression au premier sens du terme. Mais il n’est que l’effet boomerang de l’investigation dans tous les domaines des possibilités de capter la libido des individus, de contrôler leurs affects et de leur imposer des modes d’existence en vue de les faire consommer quel qu’en soit le prix.

Pour revenir à lui, l’artiste ne peut-il pas aujourd’hui encore refuser ce jeu ? Même s’il doit subvenir à ses besoins, ne peut-il pas refuser cette façon dont l’industrie utilise ses talents pour capter la libido des consommateurs ?

Oublions les artistes de commande ou lesdits créatifs qui mettent directement leurs talents esthétiques au service de cette captation de libido. La réponse à votre question, qui est elle-même une question, c’est la politique entendue comme ce qui affirme et qui cultive et le désir et la possibilité de reconstituer un avenir dont elle forge l’idée. J’entends par là une pensée des lointains. C’est avec cette politique-là que l’artiste a partie liée de façon essentielle. Et c’est en cela qu’il ouvre le chemin d’une individuation psychique et collective. L’art est fondamentalement politique, il l’a toujours été. Cela ne veut pas dire « engagé ». Art engagé ou art pur, ce débat est vain. Picasso s’est sans aucun doute engagé au côté du Parti communiste, mais ce n’est pas son engagement qui suscite Guernica : Picasso est un artiste qui, comme Manet lorsqu’il peint l’exécution de Maximilien, s’exclame devant ce qui nécessite, dans le cours de son individuation, cette exclamation. En cela, l’engagement de Picasso aux côtés du Parti communiste est sa façon de s’individuer et d’affirmer que son individuation psychique n’a de sens que dans sa dimension collective, et que l’histoire de l’art est l’histoire de l’humanité toute entière et ne peut en être coupée.

L’art serait donc d’autant plus politique qu’il ne le clamerait pas ?

L’art est un combat. Il a toujours été un combat, d’abord contre soi-même, contre son aveuglement, contre ce qui fait que le nez empêche de sentir ou l’oeil empêche de voir, comme le dit Pessoa. C’est un combat contre soi-même, mais aussi, et d’emblée, contre ce qui dans le social menace l’élargissement du sens, c’est-à-dire l’individuation psychique et collective. Aujourd’hui, il est clair qu’il y a un combat à mener, et dans un combat, on doit prendre une position. Mais il faut ici faire très attention à ne pas se fourvoyer : un tel combat vise moins à détruire le capitalisme qu’à le sauver, si j’ose dire, contre lui-même, contre ses tendances autodestructrices. Dans ma jeunesse, j’ai été gauchiste puis communiste, j’ai beaucoup combattu le capitalisme. Nous croyions alors pouvoir fonder une autre société, qui ne serait pas capitaliste. Aujourd’hui, nous ne croyons plus une telle chose, aucune organisation sociale non capitaliste ne se dessine comme un possible. Cela viendra peut-être, mais dans l’immédiat, l’urgence est d’empêcher le capitalisme de s’autodétruire et de nous détruire avec lui. Cela ne signifie pas qu’il ne faille pas faire une révolution. Certaines choses révolues nécessitent une révolution, en particulier le dépassement du modèle production / consommation. Mais cette révolution sera une révolution du capitalisme, et non pas contre le capitalisme.

Il faut donc le combattre pour mieux le réinventer en quelque sorte ?

Oui. Dans sa forme traditionnelle producteur / consommateur qui voit dans le consommateur un simple usager, le capitalisme est en train de s’autodétruire. Il faut remplacer cette dialectique producteur / consommateur qui conduit à la prolétarisation généralisée par une société d’amateurs : par une libido industriellement intensifiée, mais tournée vers l’expérience de la singularité, c’est à dire de ce qui peut être un objet d’amour, de passion, ou plus simplement de pratique et d’estime, car c’est ce que veut dire amateur, et c’est ce que veut le désir. C’est le contraire du consommateur. L’amateur n’a pas simplement des « usages » des techniques à travers lesquelles il se cultive : il cultive des pratiques à travers des techniques. Les technologies actuelles, les technologies numériques, sont des dispositifs culturels et cognitifs, des technologies du symbolique et comme telles des supports de pratiques et de cultures de soi et des « consistances » -et de ce que Deleuze nomme justement parfois le « plan de consistance ». Ce sont des « hypomnémata » du temps présent, pour reprendre un terme qu’étudie Foucault dans L’Ecriture de soi. Ce ne sont donc pas des technologies de production et de consommation, et le concept d’usage est trop pauvre pour les penser. Il faut inventer un nouveau modèle industriel et un modèle économique. Ce sera alors un nouvel âge du capitalisme. Il est aujourd’hui essentiel de trouver des investisseurs, des producteurs, des entrepreneurs qui peuvent comprendre ce pari, et qui sont prêts à y investir. Je suis sûr qu’il y en a, parce qu’il y a une vive inquiétude chez certains des acteurs de l’industrie et surtout du marketing. Voyez les récents articles du Monde sur la crise de la publicité, ou sur les « alterconsommateurs ».

Vous voulez dire des gens qui refusent cette « misère symbolique » dont vous parlez par ailleurs, et qui est la conséquence de tout ça…

Des gens qui s’aperçoivent que cette misère symbolique les détruira eux-mêmes, y compris lorsqu’ils en sont ou en ont été les premiers responsables.

Justement, comment la définissez-vous cette misère symbolique ?

La misère symbolique, c’est ce qui fait qu’il n’y a plus de circulation symbolique, que le consommateur devient une espèce de trou noir, de point d’effondrement. Le symbolique s’exprime de bien des manières. On peut dire qu’est symbolique ce qui représente quelque chose. De ce point de vue-là, la marque d’une entreprise est un symbole. Sont symboliques les Tournesols de Van Gogh –ils sont symboliques d’une époque de l’art. On peut dire aussi qu’il y a des symboles mathématiques, tout ce qui sert à soutenir l’activité de l’esprit. On peut dire encore qu’en parlant en ce moment je produis des symboles, au sens de Ferdinand de Saussure. On peut dire enfin et surtout que le symbole, c’est une couche du désir et de l’inconscient selon Jacques Lacan. C’est tout cela le symbolique, et d’autres choses encore. Mais surtout, pour moi, le symbolique a une dimension dynamique, il a à voir avec le temps qui passe. Notre temps passe trop vite si la passion nous prend ou trop lentement si la discussion nous ennuie, parce que le temps est tendu par ce que l’on appelle des protentions et des rétentions : les protentions sont des attentes, et les rétentions sont des souvenirs. Le symbolique, je dirais que c’est d’abord la possibilité de faire circuler, par des supports artificiels de la mémoire, ce que j’appelle des rétentions et des protentions – primaires et secondaires, selon la terminologie de Husserl, mais aussi tertiaires, selon ma propre terminologie, sans parler de ce que j’appelle les archirétentions et les archiprotentions, qui forment le fonds pulsionnel de l’individuation.

Ce que vous appelez rétention, ce sont donc des souvenirs collectifs qui appartiennent à tous dans le cas de rétentions tertiaires, ou qui sont en nous et nous permettent de décrypter cette discussion dans le cas de rétentions secondaires. La misère symbolique, ce serait donc un défaut de qualité, une perte de densité, une pauvreté de ces souvenirs que l’on active par exemple dans le temps de notre discussion comme de la vision d’un spectacle…

Il y a des souvenirs à très long terme qui sont liés à l’espèce elle-même : le désir sexuel est une protention pulsionnelle liée à un rapport de l’homme à la sexualité qui a deux ou trois millions d’années, et qui a une dimension rétentionnelle biologique aussi bien que technique. Et en même temps il y a des désirs qui sont liés au fait qu’hier, par exemple, j’ai vu une pièce de théâtre que j’ai trouvée extraordinaire, et que donc j’ai envie de la revoir, de mieux connaître son auteur, etc. Aussi cette pièce magnifique m’a tout simplement changé : elle crée de nouvelles protentions chez moi, c’est-à-dire de nouvelles attentes. La culture, c’est à dire le symbolique, est un horizon de partage de souvenirs. Lorsque nous parlons, il y a une action immédiate de l’esprit et du langage qui permet la compréhension, un sens qui naît dans l’instant où les mots sont lus ou prononcés : c’est ce que j’appelle les rétentions primaires. Mais en même temps vous êtes en train de filtrer ce que je dis à partir de vos souvenirs, donc de vos rétentions secondaires, qui viennent de tout le savoir que vous avez accumulé, de ce que vous connaissez de moi, de la vie en général, etc. Vos rétentions secondaires filtrent dans vos rétentions primaires. C’est la raison pour laquelle, si je me réécoute moi-même et nous réécoute sur la bande magnétique, et si vous nous réécoutez, vous et moi n’entendrons pas la même chose, car nous n’avons pas les mêmes rétentions secondaires. Notre filtre est différent. Lorsque Patrick Le Lay dit vendre du temps de cerveau disponible pour Coca Cola, il explique qu’il essaye de faire en sorte que tous les gens aient les mêmes rétentions secondaires, les mêmes filtres… pour qu’ils adoptent les mêmes réflexes, les mêmes souvenirs. Pour les conditionner, et transformer les inconscients en comportements collectifs réactifs, en comportements pavloviens et grégaires. Un capitalisme qui veut transformer les individus en fourmis ou en perroquets est cependant en train d’agoniser : il ruine l’énergie sans laquelle il n’est rien. Voilà pourquoi le monde va si mal. C’est ce mal-être que désigne ce que j’appelle la misère symbolique où les individus perdent le sentiment de la singularité, celle du monde, celle de l’avenir, et la leur en propre. Il en résulte un immense dégoût, une débandade qui, si rien ne se passe, se transformera bientôt en une terrible colère.

On rejoint donc l’individuation psychique et collective de tout à l’heure… nous devons tous, artistes ou non, nous sentir singuliers, c’est-à-dire différents les uns des autres, uniques ?

La singularité est le coeur du sujet. Ma singularité fait que je cherche des âmes soeurs, comme le dit Platon dans Le Banquet, qui sont elles-mêmes des singularités. Tout ce que je cherche dans la vie, ce sont des singularités. Si j’achète un objet dans un magasin, c’est parce que j’y projette une singularité. C’est un fantasme -mais ce fantasme est capital. Si je tombe amoureux d’une fille ou d’un garçon, c’est parce que j’ai le sentiment de trouver en elle ou en lui une singularité qui répond à la singularité que je porte en moi, et qui est toujours devant moi, qui reste toujours à venir, qui me dépasse moi-même. La singularité que je porte en moi, je cherche à l’exhumer à travers les autres, au travers d’autres formes de singularités qui peuvent être des gens, des voyages, des oeuvres d’art, des marchandises, des nourritures terrestres ou spirituelles, des corps et des instants, des paysages, des visages. La singularité est le moteur de ma libido et c’est ce qui permet de constituer ce que j’appelle le narcissisme primordial : une estime de moi-même, un désir de moi-même sans quoi il n’y aurait aucun désir des autres.
Les autres, je les désire à partir du désir que j’ai de moi-même en tant que je suis un autre, comme disait Rimbaud. Moi qui suis un autre, je trouve ma chance dans cette altérité : ma chance de devenir. C’est ce que veut dire la schizo-analyse de Deleuze et Guattari. Ce qui est extrêmement grave dans la société actuelle, et c’est que j’appelle la misère symbolique, c’est que le contrôle sur les rétentions secondaires collectives est tel que cette singularité individuelle y est systématiquement et même systémiquement détruite. Ce système est autodestructeur : il rencontre la question de son passage aux limites, pour parler comme René Passet.

Pour autant, cette singularité ne disparaît pas. Que devient-elle ?

SI, elle disparaît, et elle donne du pulsionnel qu’on ne peut plus lier en un désir, ce qui prépare des bombes libidinales. Elle est transformée en particularités ciblables, catégorisables, désormais par des techniques très au point, par des techniques computationnelles de profilage des  » utilisateurs « , et de créations performatives de comportements induits chez les individus. Par des campagnes de marketing, par des technologies de contrôle, que ce soit TF1 ou Amazon, avec des techniques du type : moi Stiegler j’ai aimé le bouquin d’Ariel Kyrou, donc si vous avez aimé le bouquin de Stiegler, vous aimerez celui d’Ariel Kyrou. Ça, c’est la transformation des singularités en particularités. Le capitalisme actuel cherche à réduire les singularités à du calculable, et à les catégoriser par des calculs. Or la singularité est par nature incalculable : ce qui fait que je désire quelque chose, c’est précisément son caractère incalculable et incomparable, c’est-à-dire en excès sur moi-même, en excès sur mes capacités de compréhension et de calcul. C’est ce que l’on appelle parfois, et à tort, l’ »authenticité ». Quand elle se développe de façon massive, et au niveau mondial, aussi bien dans les favelas autour de Rio de Janeiro qu’en Iran ou dans le Maghreb, la misère symbolique engendre des comportements de dingue. Même en France, où cela aboutit à Richard Durn, ce personnage dont j’ai parlé dans un livre, et qui a assassiné huit conseillers municipaux à la Mairie de Nanterre en mars 2002. Mais aussi aux Etats-Unis, à Littleton, où deux adolescents du lycée Columbine ont massacré au fusil mitrailleur quinze de leurs camarades. Réduits à cette désingularisation, à cette perte d’individuation, les individus ne sont plus capables de rendre ce qu’ils reçoivent sur le plan symbolique. Dès lors, ils sont déliés symboliquement, ils sont déliés socialement : ils sont tout près de passer à l’acte, ils peuvent devenir de jeunes intégristes prêts à tout faire péter ou des consommateurs frustrés qui ne trouvent plus rien dans la consommation au point que, comme des drogués en manque, ils peuvent faire n’importe quoi pour vivre une « expérience », fut-elle celle de l’abominable. Je ne peux pas ne pas penser ici à la prison d’Abou Grahib et aux horreurs qui s’y sont déroulées. Ces âmes désindividuées n’ont plus aucun lien à quoi que ce soit, elles n’ont plus de sur-moi. Elles n’aiment plus rien. Elles ne s’aiment plus, elles ne peuvent plus s’inscrire dans ce que Aristote appelait une « philia », c’est-à-dire un lien social. Elles sont en enfer. « L’Enfer est monté sur la terre », comme l’écrivait Raymond Queneau juste après la Seconde Guerre mondiale. Mais ce n’est pas une fatalité, comme le savaient et l’ont cru Jean Cavaillès, fusillé, René Char ou Jean-Pierre Vernant, résistants. Aujourd’hui, cependant, Claude Lévi-Strauss déclare qu’il s’apprête à quitter un monde qu’il n’aime pas…

Comment sortir de cette impasse ?

Ce combat passe d’abord par une profonde réflexion sur la mutation de civilisation que nous vivons. Au-delà de Marx, qui reste le penseur de référence du capitalisme, mais qui n’a pas su interroger la technique et n’a lu ni Freud ni Husserl, ces technologies de l’affect imposent une réévaluation complète de la question du machinisme. Il s’agit d’un immense chantier intellectuel où philosophes, anthropologues, économistes et sciences sociales en général doivent coopérer pour penser ces technologies et leurs conséquences sociales, et inventer un avenir. Une bonne partie de la philosophie du XXe siècle a tourné autour de ce pot, avec Heidegger, Habermas ou Jonas, même si elle l’a très mal fait. L’exploration doit être menée bien plus loin, sans diaboliser la technique : ce travail se construit désormais en France, mais aussi en Angleterre et en Allemagne. Ce combat dont je parle passe ensuite par la reconstruction d’une économie politique. Je reprends à mon compte le discours de Paul Valéry en 1939 : nous devons construire une économie politique de l’esprit. Lorsqu’il écrit La Conquête de l’ubiquité, c’est extraordinaire tout ce qu’il comprend ! Il parle déjà de l’ADSL : il écrit déjà qu’un jour on aura via le téléphone des images de télévision chez soi. Sa lucidité est incroyable ! En particulier lorsque il dit en 1939 que la valeur esprit est en train de baisser, qu’il faut urgemment bâtir une économie politique de l’esprit, et que l’enjeu est d’éviter une catastrophe imminente. Hélas, six mois plus tard, en effet, la catastrophe est là. Et nous-mêmes sommes aujourd’hui et à nouveau face à une situation de cet ordre –même si toute la difficulté tient à ce qu’elle est une fois encore absolument inédite.

Mais n’y a-t-il pas quelque chose à faire au niveau de chaque individu, une façon de donner une nouvelle densité au temps, l’habiter autrement que par des spectacles désingularisant, réinventer notre temps libre ?

Oui, on peut et on doit d’abord travailler au niveau de soi-même. Je m’apprête ainsi à écrire un livre sur ce que j’appelle des maximes de vie, qui renouent avec un « otium », où j’essaye de concilier mon rapport à la société et ce retrait qui m’est nécessaire. Parce que « l’otium » est toujours une forme de retrait… C’est le loisir au sens de Leibniz, comme temps absolument libre. Un temps absolument libre ne passe pas par la télévision, pas même par Arte. Pas même par France Culture. Le temps absolument libre, c’est le temps où je pratique dans la solitude un certain nombre de choses. Il faut repasser par Saint Ignace de Loyola et d’autres figures de « l’exercice spirituel », qui n’est pas forcément religieux. Mais aussi par la politique qui conduit au développement de ce que j’appelle un « otium du peuple », qu’il soit religieux, comme avec la contre-réforme, ou laïc, étatique et athée, comme avec Condorcet ou Jules Ferry. Pendant trois cent mille ans, l’humanité a eu des pratiques qui se rapportent à ce que je nomme ici « l’otium ». Ce n’est que depuis très peu de temps que l’on a abandonné ces pratiques. Il faut y revenir. Mais il faut y revenir avec des techniques nouvelles. Foucault a écrit L’Ecriture de soi peu avant sa mort d’ailleurs, un texte guère commenté où il analyse les pratiques des « hypomnémata » (c’est à dire des mnémotechniques, telle l’écriture) qui constituent à mes yeux cet « otium ». Ces techniques de soi, à l’époque des Stoïciens, des Chrétiens primitifs, des Cénobites, des Anachorètes, etc., ce sont des techniques liées à l’écriture, qui est la technologie de l’époque. Aujourd’hui, il faut développer d’autres techniques de soi. Mais ces nouvelles techniques ne s’inventeront qu’au sein d’un nouveau processus d’individuation collective dont il s’agit d’inventer et de concrétiser l’organisation. Et en l’occurrence, comme organisation industrielle. Ce n’est pas un hasard si les Stoïciens forment une école, ou si les Anachorètes vivent en communauté. Pour que l’individuation psychique puisse se produire sur ce registre, en tant qu’ »otium », il faut qu’elle s’inscrive dans un horizon collectif. Nous devons penser ces nouvelles pratiques de « l’otium » comme la culture des technologies contemporaines, et comme la chance de sortir de l’impasse que constitue la débandade induite par la destruction de la libido soumise aux impératifs de la consommation. Dès lors, il faut mener une critique radicale, mais précise, avec des économistes, des ergonomes, des luthiers électroniques, des gens qui conçoivent des dispositifs, avec des compositeurs sociaux – outre les compositeurs de musiques. Il faut penser de nouveaux dispositifs technologiques et sociaux, socio-techniques, qui permettent de créer des agencements à même de nous faire sortir de cette misère symbolique.

Il y a donc chez vous une volonté de reconquête de ce temps libre…

Bien sûr. Mais il faut préciser qu’il n’y a pas d’ »otium » sans « negotium ». Les moines qui cultivent la vigne voient le sang du Christ dans le vin, mais il faut bien par ailleurs qu’ils se nourrissent, et les monastères sont des économies de subsistance au service de l’existence religieuse et de la consistance des idées qui la soutiennent et qu’elle soutient. Il y a toujours une économie de la subsistance pour toute existence, et il n’y a danger que lorsque cette économie devient hégémonique et tend à imposer ses critères aux modes d’existences eux-mêmes. C’est pourquoi il faut lutter contre la soumission de « l’otium » aux seules finalités du « negotium ». Il y a quelque chose d’incommensurable dans « l’otium », qui échappe à tout calcul et donc à toute économie, et qui est précisément la figure de ce que le désir désire, à savoir la singularité absolue. Aujourd’hui, à l’époque des technologies computationnelles, il faut se battre contre la calculabilité appliquée à « l’otium », qui doit, par nature, rester toujours en excès, dionysiaque, là où « le negotium » serait plutôt apollinien. Mais le computationnel peut parfaitement soutenir et constituer l’incalculable : c’est ce que dit Claudel lorsqu’il écrit qu’ »il faut qu’il y ait dans le poème un nombre tel qu’il empêche de compter » ».

Toutes les avant-gardes artistiques du XXe siècle, dadaïstes et surréalistes en tête, ont tenté de construire un imaginaire agnostique, un incalculable à même de remplir cet espace laissé vacant par la mort de Dieu… Cette tâche est donc loin d’être terminée ?

Nous, les hommes du XXIe siècle, sommes à cet égard dans une situation qu’il faut absolument surmonter car contrairement à ce que croient bien des naïfs, nous ne savons pas encore vivre dans une société sans Dieu. On le dit depuis plus d’un siècle maintenant, presque deux siècles depuis que Hegel l’a écrit : Dieu est mort. Qu’est-ce que cela signifie, que Dieu est mort ? Cela veut dire que l’incalculable est mort. C’est ce qu’annonce Hegel : que tout va devenir calculable. Par qui ? Par Napoléon 1er. Pourquoi ? Parce que Napoléon crée l’Ecole des Ponts et Chaussées. C’est-à-dire qu’on va mettre la science, jusqu’alors l’expérience de l’incalculable (Dieu), au service de l’industrie. Plutôt que de renvoyer à Lui, la science va se mettre à calculer l’Etre pour le faire devenir. Elle va donc le profaner, en disant : on peut le transformer. C’est Faust. Et la science va dire : il n’y a plus de Dieu. Il n’y a plus que le Diable : on peut tout modifier, on peut toucher à tout, plus rien n’est sacré. C’est ce que dit Hegel lorsqu’il dit que Dieu est mort. Marx le répète en disant : « l’otium », c’est l’opium du peuple : débarrassons-nous de cela. Et il commet ainsi une énorme erreur.
Comprenez moi bien : avec de tels propos, je ne veux pas en revenir à une théologie, mais simplement souligner le fait que Marx ne comprend pas quelque chose de fondamental : l’irréductibilité de la question de la consistance, c’est à dire le fait qu’il y a une différence incommensurable entre existence et subsistance. SI l’homme est un « homo economicus », il faut prendre en compte l’économie libidinale, c’est à dire l’économie de la singularité, dont Marx parle d’ailleurs avec génie dans ses écrits de jeunesse contre Hegel. Alors, Nietzsche arrive, et redit : Dieu est mort, et il ajoute qu’il n’y a ou qu’il n’y aura donc plus de crédit. C’est ce que j’appelle la mécréance et le discrédit, et c’est cela qui donne ce que Nietzsche appelle le nihilisme. Nietzsche n’est pas un nihiliste comme le croient les imbéciles. Nietzsche dit qu’il va falloir s’extirper du nihilisme, surmonter le nihilisme, qui est la pire des choses – mais un moment nécessaire. Il faut passer par le nihilisme. La sursomption du nihilisme est la redécouverte de la consistance et de la différence en tant que singularité. C’est la question de l’exception de Nietzsche. Pendant presque trois mille ans, le monothéisme a dit que Dieu était la figure de l’incalculable. Puisque Dieu existe, il existe de l’incalculable. Et puis un jour cela s’est effondré, pour bien des raisons, qui passent par Luther, par l’esprit du capitalisme tel que décrit par Weber et par le capitalisme tel que le décrit Marx. Car Marx a vu quelque chose d’essentiel : la machine est une machine de calcul, qui sert à calculer le temps de travail. Daniel Bensaïd a très bien expliqué cela dans Marx l’intempestif. Marx a compris que quelque chose se jouait autour du calcul. Dieu, c’était l’incalculable, mais la théologie disait : Dieu existe. Or Dieu est mort, et cela signifie que Dieu n’existe pas. Cela veut dire que l’incalculable n’existe pas. Effectivement, tout est calculable. Et pourtant, l’existence ne se réduit pas à la subsistance. L’existence se distingue de la subsistance qui est elle-même entièrement calculable… La mort de Dieu ouvre ainsi la question de ce que j’appelle la consistance, qui rend à la croyance sa nécessité.

Croire, et se convaincre, que l’existence devenue consistance n’est pas calculable…

Je pense à une lettre de Mallarmé, qui dit un jour, après une période de longue stérilité poétique, ce que je paraphrase ainsi, de mémoire : « Je suis comme Lazare sortant du tombeau ; je suis allé à Londres où j’ai vu le poids d’un homme : un homme, cela pèse tant de grammes de calcium, etc. ». Ce qui fait qu’un homme existe, qu’il ne se contente pas de subsister, c’est qu’il est tourné vers quelque chose qui consiste, qui n’existe pas et ne se réduit pas à l’existence de calcium et autres atomes et molécules dont le poids et la constitution chimique sont calculables. Pour moi, ce vers quoi se tournent et ce sur quoi agissent aussi bien Duchamp que les Actionnistes, Beuys ou Dada, bref, tous ceux qui travaillent la singularité, c’est ce que j’appelle le consistant. Le consistant n’existera jamais et c’est précisément pour cela qu’il faut en prendre soin, qu’il faut en cultiver le savoir, c’est à dire la saveur. Par exemple, le Beau n’existe pas, car s’il existait, on le sait depuis Kant, on pourrait le déterminer, on pourrait le calculer, on pourrait trouver un algorithme du Beau. On pourrait dire par exemple : à l’IRCAM, on a développé un algorithme pour dire pourquoi Boulez, c’est beau. D’abord, il y a des gens qui ne sont pas d’accord avec ce jugement. Et de toute façon, que je le trouve beau ou pas, je ne trouverai jamais l’algorithme pour prouver qu’il est beau. Pour une raison très simple, que démontre Kant : un jugement esthétique, c’est un jugement réfléchissant, où je me mets moi-même en cause dans mon jugement, et non pas un jugement déterminant. Seuls les jugements déterminants sont calculables, c’est à dire déterminant des choses qui existent. Les jugements réfléchissants ne sont pas calculables, ils renvoient à quelque chose qui est de l’ordre du « par défaut ». Pour le dire autrement, le beau est littéralement improbable. Vous savez ce que dit Kant : si je dis que telle oeuvre est belle, je pose en principe que mon jugement est universalisable, sinon je ne pourrais pas dire qu’elle est belle, je dirais qu’elle est agréable. Lorsque je dis que c’est beau, j’induis dans mon jugement que ce doit être universel. Mais ceci n’est possible qu’en droit. Parce qu’en fait, si mon voisin me dit : moi je ne la trouve pas belle, je ne peux rien lui opposer, je ne peux absolument pas lui prouver que c’est beau. Ça, c’est un jugement par défaut. Le beau n' »existe » que par défaut, et pas en tant que tel, pas par lui-même. Cela signifie qu’il n’existe pas, qu’il ne fait que consister. Il s’incarne dans des versions, dans des occurrences qui supportent « le beau », que l’on appelle des oeuvres et des êtres, qui sont individualisées, et dans lesquelles des consciences peuvent projeter des représentations existantes de ce beau qui ne fait que consister, et qui lui-même ne peut pas se calculer, se prouver.

Cela nous amène où ?

A dire que, aujourd’hui, nous devons nous tourner vers une nouvelle question de la consistance et de ses conséquences sur la conduite de nos existences. Une nouvelle question de la consistance, qui est une nouvelle question du singulier, de l’incalculable et de l’individuation, c’est-à-dire de l’avenir. Par exemple, je vous dis que la justice n’existe pas – c’est ce que je pense -, qu’elle n’existera jamais, vous pouvez en être sûr, parce que l’existence est finie, or le concept de justice renvoie à quelque chose d’infini. Pour autant cela me donne-t-il le droit de renoncer à la justice ? Je réponds sans la moindre hésitation : non. Je ne peux pas renoncer (on pourrait à ce propos revenir sur le concept de « Justice infinie » inventé par Bush pour désigner son opération criminelle en Irak…). Si je renonce à la justice, au beau, à tout ce que vous voulez, bref, à tous ces critères qui me servent à m’orienter dans la pensée et dans la vie, que vais-je dire à mon fils à ma fille ? Car c’est ainsi qu’il faut se saisir du problème : que dire à nos enfants ?

Justement, qu’est-ce que je lui dis lorsqu’il écoute de la musique inqualifiable ?

Peu à peu, nous devons lui donner des critères. Des critères supposent une critique, et une critique suppose un discernement, et le discernement suppose des possibilités d’argumentation. Je ne dis pas des valeurs, parce que ça c’est le langage du Front national ou de Monsieur de Villiers, je dis des consistances, et des consistances qu’il faut sans cesse réinventer, en permanence, mais qui se maintiennent – à la condition cependant qu’on les cultive. Quand on se déplace dans la nuit, on avance en se fiant aux étoiles, qui semblent être là pour l’éternité. C’est ce qui reste au Petit Poucet désorienté s’il n’y a plus ni cailloux ni miettes de pain. Mais, j’insiste, il faut savoir discerner dans les étoiles, et cela signifie qu’il faut cultiver un tel discernement.

On pourrait parler de valeurs dans tous les sens du terme, au sens premier… Mais on pourrait aussi parler de la nécessité de recherche d’un ailleurs, d’une dimension hors du calculable…

Oui, c’est un ailleurs, j’appelle cela un autre plan.

La consistance, c’est donc ce qu’on pourrait appeler un horizon. Il y a le chemin, pragmatique, et l’horizon qui nous sert à avancer le long de ce chemin, et qui parfois change au fur et à mesure de notre avancée. Mais il nous faut les deux : l’horizon sans chemin, c’est le fascisme ou le stalinisme, et le chemin sans horizon, c’est le capitalisme actuel, qui ne mène nulle part…

Le discours sur la consistance, c’est exactement cela. Et une consistance ne consiste qu’à travers des existences.

Et donc des pratiques ?

Oui, des pratiques.

Or justement, les pratiques, quelles peuvent-elles être ? Le sampling peut-il être l’une d’entre elles ?

Bien entendu. Une pratique ne peut pas se définir de manière abstraite. C’est impossible. On ne peut pas généraliser les pratiques, c’est toute la différence entre la théorie et la pratique. Une pratique est toujours singulière, ici et maintenant. Pour moi, la question des pratiques renvoie à la question des techniques, c’est-à-dire de l’organologie, que je prends au sens très large. Dans tous les domaines symboliques, il y a de l’organologique. Le chaman a des outils ou des techniques pour se transporter ailleurs. Le curé a toute une liturgie. Le musée est lui-même un dispositif organologique, qui instancie une certaine adresse au public, etc. Et à une époque où apparaît le sampling, ou même, plus simplement, la faculté d’écoute répétée, une nouvelle manière de faire de la musique devient possible. Avant l’invention du phonographe par Edison et Charles Cros, il était impossible de répéter un morceau de musique. A chaque fois, il était différent, parce qu’il n’existait que par une interprétation, et que chaque interprétation était par essence nouvelle. Vous pouviez essayer de rejouer exactement de la même manière même une pièce, c’était impossible. A partir de 1877, en théorie, on peut donc enregistrer l’interprétation d’un morceau de musique et le réécouter ensuite autant de fois qu’on le souhaite : deux fois, cent fois, mille fois, un million de fois de suite. A partir de ce moment-là, vous pouvez expérimenter en musique l’éternel retour. Une oeuvre d’art, je voudrais qu’elle revienne, comme Nietzsche dit que je devrais le vouloir de mon existence. Or, dans la répétition de l’enregistrement, l’objet est le même, mille fois de suite c’est le même objet, parce que vous écoutez un CD qui n’a pas été altéré, mais mille fois de suite les phénomènes sont différents. Et là vous faites l’expérience de la singularité que produit à chaque fois la même pièce : cet éternel retour est une éternelle individuation, la répétition donne une différence. Selon le moment, le lieu, la fréquence d’écoute, le nombre d’écoute préalable, le même morceau produit à chaque fois des effets différents en vous. Chaque écoute est donc singulière, même si cette singularité évolue évidemment en fonction des oeuvres.

L’écoute devient donc une pratique…

L’écoute devient une pratique d’un type particulier. Il se trouve que, jusqu’à 1877, l’écoute passait par la pratique du piano et du violon : si vous ne saviez pas jouer d’un instrument, chanter ou surtout lire une partition, vous ne pouviez pas accéder à la musique de cette façon-là. Vous ne pouviez y accéder qu’à travers le culte religieux. Vous ne pouviez pas accéder à la musique en tant que telle, à la musique de ce qu’on a appelé l’art pour l’art, c’est-à-dire à la musique romantique, et à la musique du XIXe qui est la grande musique occidentale. Parce que le phonographe n’existait pas. Donc, à cette époque, la condition organologique pour faire l’expérience de la musique, c’était de pouvoir la répéter physiquement au travers d’un instrument. A partir de 1877, c’est le début d’une mutation qui continue avec le sampling. Je me suis intéressé au sampling dès qu’il est apparu -en 1986, je m’étais beaucoup intéressé au système Atari. Cela fait longtemps que j’ai la conviction que se joue là quelque chose d’essentiel. Des pratiques d’écoute tout à fait nouvelles sont induites par le sampling. Mais il se trouve que les pratiques d’écoute affectent d’abord les pratiques des compositeurs et des interprètes, c’est-à-dire des musiciens eux-mêmes. Une profonde mutation est en cours, dont j’ai tenté de cerner les contours avec Nicolas Donin dans Révolutions industrielles de la musique (Cahier de médiologie n°18, Fayard). Mais c’est vrai, aussi, à propos du rapport à l’image, lorsque les téléphones mobiles deviennent aussi des appareils photos et bientôt des émetteurs-récepteurs d’images animées. Tout cela, il faut l’étudier. Il faut l’étudier avec des industriels, mais aussi avec les pouvoirs publics, qui devraient travailler avec les industriels sur ces sujets, et avec des centres tel que l’IRCAM, pour le développement d’une économie politique et industrielle de l’esprit, et pour la constitution sur cette base d’un projet européen digne de ce nom. C’est cela mon projet, mon combat. Il faudrait par exemple créer un centre européen de Recherche & Développement dédié aux technologies de l’esprit.

Mais tout de même, ces pratiques nouvelles de « l’otium », elles existent aussi en dehors des institutions comme des multinationales ?

Oui, mais il y a un moment où les pratiques doivent se concrétiser en véritables mouvements, avec des gens et des organisations pour porter ce ou ces mouvements. Nous sommes dans une période révolutionnaire. Et je dis « révolutionnaire » au sens où nous sommes en train de vivre la fin d’une histoire et le début d’une autre : la période est révolutionnaire parce que bien des choses sont révolues. Dans ces moments, le débat public est un enjeu majeur car il faut que les pratiques se théorisent, se confrontent, se capitalisent, se mutualisent, s’exposent et finalement s’organisent socialement…

Et qu’elles puissent sortir de l’isolement…

Bien sûr, et il faut organiser cette sortie. C’est à cela que je travaille en ce moment. A cet égard, l’IRCAM est dans son domaine une institution exemplaire.

Propos recueillis par

De la misère symbolique – 2. La Catastrophe du sensible (Galilée), à paraître le 7 avril 2005

A lire également de Bernard Stiegler :
Mécréance et discrédit – 1. La Décadence des démocraties industrielles, Galilée, 2004
Philosopher par accident – Entretiens avec Elie During, Galilée, 2004
De la misère symbolique – 1. L’Epoque hyperindustrielle, Galilée, 2004
Passer à l’acte, Galilée, 2003