Loin de se limiter à un élitisme de bon ton, le Festival Entrevues de Belfort proposait cette année un programme riche et éclectique, alliant une exigence radicale (« Noites » de Claudia Tomas, « Paria » de Nicolas Klotz) à un cinéma plus populaire aux moyens conséquents (La Squale de Fabrice Genestal, « Requiem for a dream » de Daren Aronofsky).

Parallèlement à trois belles rétrospectives consacrées à Alain Resnais, à la peur (avec des films de Lynch, Cronenberg ou Terence Fisher) et, enfin, au paysage (l’occasion de redécouvrir Neige de Juliet Berto et Jean-Henri Roger ou le Passe-Montagne de Jean-François Stévenin), la compétition fut particulièrement fertile en révélations, tant du côté du court que du long métrage.

Les filles du court…

A mi-chemin entre le journal filmé et le récit fictionnel, Le Sourire d’Alice (Laurence Rebouillon) propose quelques fragments existentiels captés comme autant d’expériences sensibles. Et si tout partait d’une musique ? C’est l’un des paris du film, dont la structure se réfère explicitement à Modern style, titre de Jean Bart utilisé dans la bande-son. « La vie est faite de morceaux qui ne se joignent pas » : images fracturées, trouées narratives, confusion des corps féminins aimés par la narratrice. Une vraie cohérence se dégage pourtant de ce film qui sait aussi bien dire (en voix off) que montrer la fragilité de la beauté, la tendresse ou encore le deuil.
Autres filles, plus délurées celles-là : les héroïnes du court métrage de Pascale Breton qui s’attache à un petit groupe de nanas travaillant pour les renseignements téléphoniques. En un peu moins d’une demi-heure, Les Filles du 12 s’aventure sur des chemins périlleux (comédie musicale ou féministe, puis drame de la solitude) avec un bonheur constant, porté il est vrai par une troupe d’actrices à l’énergie euphorisante.
Pour en finir avec ce gynécée de cinéma, quelques mots sur le film de Christèle Frémont, L’Etre chair (Prix du public). Malgré une infime tendance esthétisante, la cinéaste s’embarque courageusement sur les traces d’une petite fille dont le père, fossoyeur, vient d’enterrer un enfant, camarade de la gamine. Alors que le sujet était menacé par le scabreux (l’héroïne se baladant en petite culotte dans le cimetière ou découvrant le calendrier style Playboy de son papa), Christèle Frémont fait preuve d’une telle finesse dans ses dialogues et ses images que L’Etre chair parvient à s’affirmer comme un objet à la fois pudique et singulier, léger et prégnant.

…et les gars

Grand prix du Jury, Une rue dans sa longueur (Thomas Salvador) décrit de façon elliptique le parcours d’un jeune homme joué par le réalisateur lui-même. A travers sa rencontre avec trois hommes (dont Jean-Christophe Bouvet en terroriste végétal) qui lui inculquent tour à tour un certain savoir, le héros participe à une expérience du monde, vers des formes de connaissance étrangères jusqu’alors. En quelques plans, Salvador impose déjà un vrai regard de cinéaste, au cœur du grand mystère humain et social.
Moins original bien qu’assez touchant, La Pomme, la Figue et l’Amande (Joël Brisse) se concentre lui aussi sur l’idée d’une rencontre, cette fois entre un agriculteur et une femme convaincue d’avoir commis un geste grave. Bénéficiant d’excellents dialogues et du soleil du Midi, le film vaut essentiellement pour son couple d’acteurs : Zinedine Soualem, dans un rôle tout en sobriété, et la trop rare Christine Murillo.
Concourant dans la catégorie long métrage, mais seulement moyen par sa durée (55 minutes), Du soleil pour les gueux d’Alain Guiraudie (sortie prévue en mars) est un grand film absurde et hilarant. Tourné sur les vastes plateaux désertiques de Midi-Pyrénées, le récit confronte quatre personnages irréels au sein d’un univers qui rappelle celui de Luc Moullet et d’Une aventure de Billy le Kidstarring Jean-Pierre Léaud. Un « guerrier de poursuite » court après « un bandit d’escapade » (Guiraudie en tee-shirt moulant rose et pantalon de pyjama), tandis qu’une jeune coiffeuse au chômage s’éprend d’un berger d’ounayes. Qu’est-ce qu’un ounaye ? Nous ne le serons jamais, et cela n’a guère d’importance car tout, ici, relève de la farce fantasque, du western bouffon. Invention des mots et du cadre, de la diction et du découpage : il y a fort à parier qu’Alain Guiraudie n’a pas fini de nous étonner.
Des images pour les gueux

Une déception pour amorcer l’inventaire des longs métrages : Ca, c’est vraiment toi de Claire Simon n’est pas à la hauteur des espoirs suscités par les documentaires et l’intrigant premier essai de la cinéaste (Sinon oui). Comme pour l’atroce L’Age des possibles de Pascale Ferran, le film a été initié par Arte en vue d’une collaboration avec les élèves du TNS (Théâtre national de Strasbourg), qui, étant donné leurs prestations, peuvent prétendre au statut des pires comédiens de France. En partant d’un dispositif très artificiel (différents acteurs se relaient pour incarner les deux héros du film, histoire que tout le monde touche son cachet), Ca, c’est vraiment toi confronte un couple des plus antipathiques au microcosme du Parlement européen. La suite est connue : le politique déborde sur l’intime, l’individuel sur le collectif. Rhétorique plutôt vaine lorsqu’à côté d’une partie « reportage sur le vif » assez instructive, le pan de la fiction s’avère dénué d’un quelconque intérêt.

Le grand prix du film français fut pourtant décerné à ce bric-à-brac politiquement correct tandis que rugissaient les SDF de l’implacable Paria (à nouveau un téléfilm d’Arte qui sortira en salles). Plongée sans concessions dans l’univers des miséreux parisiens, le film de Nicolas Klotz (oui, oui, le réalisateur de La Nuit sacrée !) déploie une énergie impressionnante -notamment grâce à la légèreté de la DV- pour dépeindre cet enfer où règnent la méfiance, la faim et la puanteur. Interprété en majorité par de vrais sans-logis, Paria nous pousse à lever les yeux devant ces gens-là, alors que l’on a d’ordinaire le réflexe de les baisser.
Autres parias, autre contrée : Noites et son couple de toxicos portugais. Le beau film de Claudia Tomas prend le contre-pied de celui de Klotz et se concentre sur la fatigue, voire l’agonie de ses héros, sans aucune ouverture sur le monde qui les entoure. Lui se prostitue afin de trouver l’argent nécessaire à leur ration quotidienne de crack, elle l’attend et pleure sur cette vie de souffrances. Il n’y a pas de raison pour que cela s’arrête : si les corps s’affaiblissent, les gestes se répètent. Le couple a fui l’horreur du quotidien pour subir le quotidien de l’horreur. Au moins, la mort viendra plus vite…

Deux grands prix (mérités) du meilleur film étranger

Les trois adolescentes de Our song (Jim McKay) ne sont guère mieux loties. Résidentes de Brooklyn, Lanisha, Maria et Jocelyn jouent dans la même fanfare lycéenne. Lorsque Maria tombe enceinte et décide de garder son bébé, leur amitié prend une tournure différente, vers une maturité précoce. La musique devient alors le seul espoir d’une vie meilleure, mince symptôme d’un idéal auquel on ne cesse pourtant de se raccrocher. Filmées avec une simplicité exemplaire, les répétitions de la fanfare ont valeur de combats contre le destin, plages sacrées et rigides où l’on met tout son cœur pour que l’illusion demeure encore un peu. Difficile de ne pas pleurer.
Mais le grand choc d’Entrevues était sans conteste O Fantasma (Le Fantôme) de Joao Pedro Rodrigues, poème halluciné sur les fantasmes hardcore d’un jeune éboueur portugais. Rarement la puissance d’un désir et le pouvoir d’une volonté sexuelle auront été filmés avec autant de force. Le cinéaste s’imprègne d’un corps (celui de Ricardo Meneses, véritable bombe au regard magnétique) et l’immerge dans les arcanes de la pulsion, achevant son film par une séquence hypnotique et magnifique où le héros, engoncé dans un costume en cuir telle une Musidora trash, arpente les mille et un replis putrides d’une décharge publique. Le tout avec une majesté visuelle digne des plus grands plasticiens A lui seul, O Fantasma aura comblé notre séjour de festivalier belfortain.