Du 5 au 17 mars 2009, se déroulait le festival parisien « Cinéma du réel ». Beaucoup de films, certains qui ne franchiront pas la case festival – ils sont nombreux. Peu de titres connus, peu de cinéastes déjà commentés, mais prenons quand même le temps d’en détailler quelques-uns : chacun, à sa manière, dit quelque chose du monde, du cinéma, et donc nous concerne tous.

Trente-sept films en Compétition internationale, dix-huit au Panorama français, sans compter les douze de la section « News From », l’hommage à Pierre Perrault, l’atelier Denis Gheerbrandt, une proposition « Mille lieux » à travers une vingtaine de films « géographiques », un ensemble plus expérimental élaboré par Nicole Brenez (Etant Donnés, Alain Declercq, Robert Fenz, Peter Hutton, et beaucoup d’autres), une programmation axée sur les émissions phares de la télévision publique en partenariat avec l’INA, la redécouverte de certains films programmés en trente ans de Réel… La 31e édition de « Cinéma du Réel » s’est tenue à Beaubourg du 5 au 17 mars. Javier Packer Comyn, qui a pris la suite de Marie-Pierre Duhamel-Müller, en était le nouveau directeur artistique. « Ce qui nous a importé cette année dans le choix des films, c’est de mettre en avant le travail de cinéastes qui filment à hauteur d’Homme ». « A hauteur d’Homme » ? A la fin de la projection de Chai Quian / Démolition (J. P. Sniadecki – Compétition internationale, Prix Joris Ivens), il y a eu un micro-incident. Lors de séances où deux films sont programmés, on est obligé d’assister au débat du premier avant de voir le second. Après vingt minutes de « débat », l’animateur Richard Copans répond à ceux qui s’impatientent : « Si vous n’aimez pas le Réel, ne venez pas ». Réponse d’un impatient : « On n’est pas là pour bavarder ». Les films, c’est comme les débats. « A hauteur d’Homme », d’accord, si c’est à hauteur de Film, donc de réel mis en forme : de Réel.

Théories & dialectiques

Section « News From… » (des nouvelles de cinéastes reconnus – hors compétition) : Zum vergleich / by comparison (Harun Farocki). Un des premiers films vus, et c’est lui qui reste, en premier. Résumé : « Un regard sur différentes méthodes de fabrication de briques à travers le monde, des briques d’argile faites à la main à celles en matériaux de haute technologie ». Le film commence en Afrique, se poursuit en Inde, puis ailleurs en Inde, où on aperçoit un tapis roulant (c’est à dire une technique automatisée – le tapis date de 1930), pour continuer dans le Nord de la France (où la chaîne est semi-industrielle – elle date de 1945), puis en Allemagne (où l’usine a été construite en 2003). Dans un premier temps, on se dit que Farocki a reconstitué l’histoire du progrès technique à travers l’exemple de la brique. Faux : c’est autre chose qui se joue, une chose moins idéologique et plus cinématographique. La main d’œuvre pléthorique des pays « non industrialisés » s’organise de façon aussi machinique que le travail avec les machines ou le travail des machines elles-mêmes. Les gestes des unes (les femmes des pays pauvres accomplissent une grande partie des tâches), des autres, d’un robot suisse qui applique de la colle sur des briques, fonctionnent en écho. Ce faisant, les plans fixes s’animent du grouillement des relais, on voit le déroulement du premier plan au troisième plan en profondeur, ou d’une séquence à l’autre juxtaposées, et les chaînes laborieuses, humaines ou industrielles, donnent aux plans leur mouvement interne et continu. Feuilles d’arbre, mollet, enfant indien soulevé par sa mère comme elle soulève des briques, concourent aussi à cet effet de mouvement infime et perpétuel. Enchaînements, harmonie, constructions, destructions : on regarde le cours des choses avec autant d’émotion qu’on regarde Le Cours des choses de Fischli & Weiss (1986) – une chaîne d’objets disposés dans un garage et qui s’écroulaient, explosaient, pétaradaient ou se contentaient de passer la main en un effet domino. A la rubrique « éduquer », le cahier des charges documentaires est également honoré : on voit comment est fabriquée la brique et ce qu’elle fabrique, on en comprend les techniques de production et le système économique et culturel où elles ont cours, et on en localise les productions architecturales. Farocki a trouvé la bonne idée, concrète, planétaire et anti-narrative (la brique), de la même manière que Rouch, dans La Chasse au lion à l’arc, trouvait l’idée qui lui permettait de filmer une histoire, et se tenant à son déroulement, de filmer un terrain. Tous deux filment un ordre des choses. Tout dans Zum vergleich / by comparison est en son direct (y compris la musique : quand des femmes africaines, pieds nus, frappent le sol d’une école en cours de construction, en briques, avec des bouts de bois recourbés en forme de pied). Captation en plan fixe ici idéale : pas besoin de commentaires, juste de cartons très librement rédigés. Et la beauté du 16 mm. California company town (Lee Anne Schmitt – Compétition internationale) a fait fuir des spectateurs (phénomène rare constaté en dix jours), et a été heureusement récompensé par le Comité de sélection du festival (qui lui a octroyé la Bourse Pierre et Yolande Perrault) et par une Mention spéciale dans la catégorie Prix des Bibliothèques. C’est un film américain, aussi en 16 mm, qui égrène les paysages, les noms et l’histoire d’une vingtaine de petites « company towns » californiennes. Un documentaire qui donne l’impression d’être ailleurs et dans un autre temps : on se croirait en 2050, comme si les utopies du XXe siècle étaient déjà détruites de longue date et étaient devenues des déserts, ne laissant que des vestiges dépeuplés à passer en revue. Utopies capitalistes (pour les villes qui appartenaient aux propriétaires des forêts et des gisements pétroliers), utopies militaires (pour les villes d’essais), utopies socialistes (pour la ville d’un homme qui voulut être le premier maire socialiste de Los Angeles et qui, vaincu, construisit sa ville : « For peace and rest »), utopie tout court (pour rivaliser avec Los Angeles, un homme édifia « California Town »). California company town est une histoire du mouvement ouvrier américain, par conséquent une histoire non triomphaliste du capitalisme américain. Selon la réalisatrice, « Toutes ces villes racontent moins les hommes qui les ont habités que les projets globaux qui les ont institués (…). Comment les hommes ont-ils été utilisés dans un projet économique et comment cet état de fait a donné sens à leur vie (…) ». Des parallèles sont dressés (avec recours à archives) entre la politique d’avant-hier (camp de Japonais, éloge des Wilderness dont la voix off est celle de Ronald Reagan, alors acteur) et celle d’hier (une mosquée brûlée à Manzanar, les déchets désolés d’une civilisation), et la conclusion dans le noir du générique de fin est ouvertement militante (un blues : « De quel côté êtes-vous ? Homme ou briseur de grève armé ? »). Aucun systématisme dans le choix des anecdotes (souvenir de manifestation, trace de migration, preuve de paternalisme intransigeant – celui d’employeurs, notation in situ – l’air est devenu cancérigène, remarques diverses in situ). Pourquoi des spectateurs sont-ils partis ? Le film est patient et austère. Il montre la Californie sans son centre scintillant (Los Angeles), mais guidé par l’ange de l’Histoire et l’immense mélancolie qui va avec. La voix off de Lee Anne Schmitt, sourde et factuelle, est parente des élégies mekassiennes, ses images, des épiphanies du même, et ses reliques éparses sont autant de bribes où point la nostalgie d’un monde gâché. Pour ceux qui aiment le cinéma hollywoodien et ses studios de plein air (cf. les films muets), l’Amérique et ses épopées, de la loi et de la terre (cf. les westerns), il faut voir California company town. C’est There will be blood en réussi : une grande ambition mais sans prétention. Et les Californiens ont de la chance : on dirait que n’importe quel paysage urbain ou semi-urbain sous la lumière californienne est cinégénique.
Chroniques & visions

Venons-en au Grand Prix Cinéma du Réel – également Prix des jeunes : Below sea level (Gianfranco Rosi – Compétition internationale). Un autre film venu de Californie : « A 300 km au S.E. de Los Angeles et 35 mètres au dessous du niveau de la mer, un groupe de marginaux vit au milieu du désert ». Il n’y a ni police, ni eau, ni électricité. Image en 35 mm, cadrages pondérés, distance trouvée. D’entrée de jeu, on estime que la confidence est de trop : aux marginaux, le réalisateur ne demande pas qui ils sont, d’où ils viennent et pourquoi, et les marginaux du film ont pour règle de ne pas se le demander entre eux. Mais la confidence finit par advenir, ici dans une temporalité naturelle et non pas provoquée. Finalement donc, les interviews ont lieu, sous forme de poèmes à la caméra ou de rencontres ou disputes entre marginaux. L’exploration à hauteur d’homme relève, en définitive, de cette technique éprouvée. Ainsi voit-on et comprend-t-on qui sont les gens qui vivent, où, comment, pourquoi. Voilà. Mais ces vies qui ne tiennent qu’à un fil, un moteur ou un approvisionnement en eau, lestées du poids des expériences, sont, malgré la beauté du 35 mm, au quotidien. L’image (cinégénique) donne la vague sensation qu’elles sont perdues dans la géographie, l’histoire et le cosmos. Une vague sensation plus qu’un vertige. Un documentaire doit-il décoller de l’anecdote pour qu’advienne autre chose, par exemple une vision ? Avec A l’Ouest des rails, qui l’a rendu célèbre, Wang Bing présentait neuf heures de sidérurgie chinoise : plongées vulcainiennes. L’Argent du charbon (Compétition internationale), coproduit par Les Films d’Ici et Arte, dure 52 mn, et les projections sont bondées. « Sur la route du charbon, qui va des mines du Shanxi au grand port de Tianjin, en Chine du Nord, des chauffeurs au volant de camions de cent tonnes font la noria, de nuit comme de jour ». Tous les protagonistes – de l’entrepreneur du début aux prolétaires de la suite – camionneurs vendeurs, acheteurs, intermédiaires – sont noirs de charbon, vivent en bordure de routes assourdissantes dans des taudis innommables. L’Argent du charbon se contente de suivre les cargaisons à vendre et les diverses évaluations, intimidations, négociations qui s’ensuivent. C’est paradoxalement dans le séquences de chronique les plus longues (la discussion initiale, franche sur l’argent ; la première scène avec l’intermédiaire, et les téléphones portables pour se tenir informé du cours du charbon à des kilomètres plus loin) que le film devient visionnaire, et montre l’enfer chinois.

Les grâces au présent, le présent mortifère

Côté « panorama français », les contrées sont moins sauvages. Au coeur de Je voudrais aimer personne (Marie Dumora), il y a quarante minutes d’une pureté inouïe, au regard desquelles les séquences qui précèdent et qui suivent paraissent légèrement explicatives. « Cela m’intéresse beaucoup plus de voir au cinéma [la séquence de la rivière] que des grands moments d’explications. C’est comme une fiction, on n’arrive pas en disant ‘je m’appelle Untel, j’ai tel âge, mon problème est le suivant, je pars de A, je vais au point B, le coupable, c’est untel’. » Dans la première séquence pourtant, il y a le confident de l’héroïne : la caméra (et par voie de fait le spectateur). Sabrina, une jeune femme de seize ans, confie sa faiblesse (aimer les autres) avec révolte (elle aimerait être sa sœur qui sait « niquer tout le monde et ne se laisse pas faire »). L’essentiel : ces quarante minutes pendant lesquelles Marie Dumora, immergée dans son terrain (elle connaît très bien les protagonistes), filme un dimanche de baptême au bas d’une petit immeuble HLM de Colmar, quand il ne se passe rien : on joue au ballon, on sort en tenue, puis on va à l’église, puis on boit un verre à l’intérieur, puis on traîne entre l’entrée et le terrain de jeux. Il fait beau. La caméra enregistre ces moments creux, mue par une compréhension absolue. Puis c’est la séquence de la rivière : une séquence explosive de violence domestique de mère à fille, et l’ellipse par laquelle on y arrive et par laquelle on en sort, conjuguée à cet art de l’immersion totale, est fictionnelle (la fiction trouve souvent son mystère grâce à l’ellipse et dans l’alternance entre moments creux et pleins). S’ensuivent une séquence de fête foraine, et une autre de canapé. L’intelligence de cette peinture du prolétariat de l’Est de la France est immanente à la sensibilité avec laquelle elle est filmée. Sabrina, elle, manque de quelque chose sans savoir de quoi. Quoi apprendre à son fils, elle à qui sa mère n’a jamais rien appris ? Qu’elle ne sache pas, alors que le soleil brille de tous ses feux sur Colmar, tranquillement, et que le film enregistre le conditionnement vestimentaire de ce milieu-là (en plus des parlers et mentalités : on voit rarement, en 2009, des Français pauvres aussi précisément et directement) comme on hume l’air, donne à la tragédie sociale une douceur primesautière et infinie. Adieu la rue des radiateurs (Vladimir Léon) : comment trouver un cadre ? Le réalisateur avait filmé, il y a longtemps (dans les années 90), des images d’une certaine Nina, une Moscovite amie de la famille, anonyme. Dans les années 2008, il décide de faire appel à un ami à lui, un romancier (Mathieu Riboulet), qui a écrit un texte sur cette Moscovite disparue depuis lors. D’un côté donc, des images d’archives : Nina, pétrie de fraîcheur, de recul, perdue pour l’histoire car elle n’a pas trouvé sa place, éternelle devant l’histoire parce que sa vivacité comme sa dérision sont inaltérables ; de l’autre, le romancier : plombé dans un appartement à la lumière froide en compagnie d’un ingénieur son qui enregistre son texte. Le présent moribond et tout tourné vers le passé ne fait que servir de socle et statufier ce passé éternellement vivant. Vladimir Léon a-t-il vraiment trouvé le cadre ? Il n’a pas cherché à retrouver, aujourd’hui, l’équivalent miraculeux de l’anonyme moscovite. Il a, par contraste, contredit ses archives. Le présent est-il définitivement perdu ? Qu’est-ce qu’une archive ? Quand il coupe le son pendant la lecture du romancier, que quelque chose vient à manquer au présent (le son), naît une certaine beauté de la chose filmée : la séquence muette se pare d’une chaleur qu’elle n’avait pas. Ce doit être ça les archives : un manque qui rend vivantes les images – manque de son (pour le romancier), manque de présent (pour Nina). La Chine est encore loin (Malek Bensmaïl – Compétition internationale) donne l’impression d’avoir être tourné il y a cinq, dix, quinze ou trente ans. Voir les vêtements et les coiffures des personnages, le type d’éducation dispensé aux enfants (avec punition) – et si Ahmadinejad n’était pas mentionné, qui pourrait dire que ce film a été tourné en 2008 ? A Ghassira, en 1954, il y eut un attentat contre un couple d’instituteurs français, ce qui déclencha la guerre de libération nationale en Algérie. Ce que décrit le film : l’état de pauvreté matérielle, intellectuelle, spirituelle qui règne dans ce village, l’abandon auquel l’Etat algérien en condamne les habitants. Un berceau de la nation ? De toutes les façons, l’histoire, comme le village, a été oubliée, les commémorations sont mortifères et les « survivants » d »horrible foi. La Chine est encore loin constate le temps perdu et le non-lieu. Quand un documentariste choisit son terrain (ou son sujet), pourquoi est-ce qu’il ne s’efforce pas d’y trouver (ou d’y chercher) la dose de vitalité, de rêve et de révolte qui en font nécessairement partie ? Est-ce qu’il n’y a pas une certaine complaisance à se contenter du « pauvre » ? La séquence avec la femme de ménage, dont le ressentiment libère une certaine force, celle où le fou du village pare de bijoux un mannequin sans visage ou celle où le petit écolier parle des films d’action, sont les esquisses esseulées d’un film délibérément mortifère, au terme duquel on se met à croire que l’avenir n’existera pas et que tout et tout le monde, déjà appauvri, déjà en régression, ira régressant et s’appauvrissant.
Dynamiques

Bombhaye porteghali / Orange bombs (Majeb Neisi, compétition internationale) est un film invraisemblable. Au Liban, dans une orangeraie, un couple d’une cinquantaine d’années neutralise, le matin, les bombes à fragmentation israéliennes qui jonchent le sol pour ramasser, l’après-midi, les oranges. Autant de méduses qu’ils entourent de rubans rouges, s’approchant à dix centimètres des charges, scotchant le missile neutralisé le cas échéant, se servant des parachutes qui les ont amenés pour récolter les fruits, tirant à la carabine pour faire exploser les intrus, se servant de ficelle et s’abritant là où ils peuvent. « Chéri, il y a une bombe », « Chéri, tu viens prendre le thé ? ». Malgré un certain laisser-aller formel (pourquoi le couple confie-t-il des souvenirs de guerres passées à la caméra ? L’image de leur quotidien est mille fois plus parlant – et l’on retrouve les éternelles « interviews où l’on parle », qui vont les moyens un peu approximatifs mis en œuvre : esthétique « reportage », pour simplifier), Bombhaye porteghali (dont le titre évoque quelque chose d’aussi incongru qu’un Bombay au Portugal) est tellement terre-à-terre dans sa manière d’être au cœur de la tragédie qu’il s’en dégage une vivacité très gaie et très drôle – faisant des deux protagonistes deux aventuriers malgré eux, aussi éberluants qu’efficaces : deux héros du quotidien, comme auraient pu l’être Laurel et Hardy s’ils avaient évité la catastrophe au lieu de la provoquer. Mei You Ni Zai / Sans toi (Wei Hu – Compétition internationale) est une bonne surprise venue de la Femis : un film gracieux, construit qui, au bénéfice d’un exercice de géo-sociologie parisienne – suivre deux sans-papiers chinois qui fouillent les poubelles des quartiers chics pour revendre leurs trouvailles aux Puces sauvages de Belleville -, s’attarde dans un jardin public ensoleillé pour une scène miraculeuse, magistrale, aérée comme dans un film Nouvelle Vague. Qui voudrait réduire deux Chinois sans-papiers à leur condition socio-économique ? Ils parlent d’amour, se lancent des vannes, dégagent une vivacité et une humanité loin de tout cliché (Bombhaye porteghali et ce film ont des points communs – en premier lieu de point de vue : filmer comme une comédie ce qui pourrait être une tragédie). Revolutsioon, mida polnud / The Revolution that wasn’t (Aljona Polinina – Compétition internationale, Prix des bibliothèques et Prix RED-Vetracom) a eu son petit effet de bouche à oreille (la réalisatrice n’est âgée que d’une vingtaine d’années). Effet de surprise (et idée fictionnelle) : on croit, par habitude des documentaires plus ou moins militants voire bien-pensants, que l’opposant au régime poutinien est un « type bien » : un opposant politique « classique ». Très vite, on le voit rasé, en noir, criant « Oui à la mort » en compagnie de ses camarades manifestants… Anatoli est un activiste du PNB (Parti National Bolchévique), on est donc moins à l’aise que si on avait partagé d’office les convictions du héros… « Héros » qui peu à peu est supplanté par d’autres : le film est en effet en perpétuelle évolution (personnages, propos, registres, données), du pire (la construction alambiquée en flash-backs avec effets de flash-forwards, la métaphore intemporelle des rails de chemin de fer), au meilleur (une bite en plastique volant au milieu d’une conférence de presse non identifiée, le désespoir final d’un militant filmé en plein air, en travelling latéral au bord d’un fleuve, et qui, épuisé, se demande s’il ne va pas devenir cynique au bout de douze ans d’espoirs déçus et d’horizons bouchés les uns après les autres : « Le problème, ce n’est ni Poutine, ni Medvedev, c’est les gens »). Dans la confusion, malgré des techniques parfois faciles (confidences à la caméra, retrouvailles sentimentales filmées), le film et sa nébuleuse dégagent une certaine force.

Bienvenue chez les Juifs

Pour terminer, Defamation / diffamation (Yoav Shamir – Compétition internationale). Qu’est-ce que l’antisémitisme pour les membres de la communauté juive ? Le réalisateur, qui est israélien, mène l’enquête (et il s’en tient aux membres de sa communauté) : en Israël, où réside sa grand-mère sioniste, convaincue que les Juifs qui habitent à l’étranger font de l’argent sans travailler (sic), où un chauffeur de taxi pense, lui, que l’antisémitisme est impossible, « puisque les Juifs contrôlent le monde » (sic) ; à New York où siège l’ADL, la Ligue Anti-Diffamation, riche à millions, présidée par Abe Floxman, reçue par le Vatican et quarante gouvernements à l’année ; ailleurs aux Etats-Unis, à la trace d’un universitaire finalement renvoyé, Norman Finkelstein, qui attaque la confusion entretenue entre antisémitisme et antisionisme à des fins politiques par la droite israélienne, et qui, tel un « prophète » – ainsi nommé par le réalisateur -, parle de « malédiction de la juiverie », attaque la « juiverie américaine de Palm Beach à Beverly Hills » et l’accuse violemment de tous les maux… ; dans un lycée israélien, où l’équipe pédagogique « sensibilise » les jeunes à l’antisémitisme, en Pologne (visite d’Auschwitz) où, encadré par un agent des services secrets (on atteint le comble de la fièvre obsidionale), le groupe de jeunes (qui désespère de ne pas se sentir assez « impliqué émotionnellement »), revit de force le traumatisme des camps… Menant son enquête tambour battant, Yoav Shamir est un Candide qui ne joue pas toujours au candide. Ses moyens (le reportage, la voixoff, la musique) sont efficaces, mais contrairement à Michael Moore, il ne détient pas la vérité et il sait respecter en chacun de ses interlocuteurs la profondeur des convictions mises en avant. Ce sont d’ailleurs ces moyens-mêmes, qui n’ont rien à voir avec les recherches formelles des « documentaires de création », qui font penser à ce qu’aurait pu être Bienvenue chez les Chti’s : Defamation fait voler très haut et avec humour l’intelligence spéculative autour de l’« antisémitisme » (et le film de Dany Boon ne s’en tirait pas si mal en spéculant sur le racisme à l’encontre des Chti’s et sur la dépression – celle de l’épouse que l’époux soignait en se faisant passer lui-même pour dépressif). A ce titre, la réponse d’Abe Floxman à Yoav Shamir, qui lui demande de l’un de ses déplacements pourquoi il est si fréquemment invité par de si nombreux chefs d’Etat, est vertigineuse : « D’une part parce que les Juifs croient qu’on est plus forts qu’on ne l’est réellement. D’autre part parce que les gouvernements croient la même chose. La raison : on est des Juifs. Donc c’est une forme d’antisémitisme ». En second lieu, cette enquête-reportage « classique » est la forme vivace et appropriée au brûlot dont il est ici question : d’une part elle sert la pédagogie et la rigueur de l’exposé, d’autre part elle permet de restituer sans chichi des confrontations brutes et terribles entre gens qui ne peuvent pas s’entendre, et rend palpables des différences de conviction insurmontables (entre l’antisémitisme déployé comme « force de la nature » anhistorique et l’historicité revendiquée de l’antisémitisme). Se faire traiter d’antisémite quand on est juif (un comble), tenir des propos antisémites quand on est juif (un comble) : Defamation donne le vertige.

Voir le site officiel du festival