Quinze ans après Into the groove, dix ans après Justify my love, Madonna sort encore une pop-song qui tue, la bien-nommée Music. Mais l’industrie qui la promeut, en organisant notre attente, parvient déjà à la combler. C’est le paradoxe du teasing, qu’il faudra désormais enseigner au directeur commercial de Maverick/Warner.

Ce matin, le radioréveil t’a mis en branle avec Music, le nouveau simple de Madonna. Voilà donc le véritable sens de la locution : au lit avec Madonna. Mais le lit n’est pas le seul lieu que tu partages avec elle : te voici dans le métro avec Madonna, au Franprix avec Madonna, au Quick avec Madonna, dans la rue Oberkampf avec Madonna, au Queen avec Madonna. Et enfin : au travail avec Madonna, puisque c’est en surfant en douce sur l’ordinateur de ton bureau que tu atterris sur cette page de Chronic’art. Peut-être juges-tu mal venu d’en parler ici, puisque tous les moyens connus pour inciter à acquérir le nouvel album de la Cicconne ont sur toi déjà été employés. Tu as tout de même pris la peine d’entamer la lecture de cet article, malgré toute la place que Madonna occupe déjà dans ta vie.
Rassure-toi : je ne souhaite pas m’ajouter au dispositif promotionnel de ce disque, lequel doit peu se soucier de ma collaboration. Seulement, je m’interroge. Comment cette fille, que l’on pronostiquait complaisamment kleenex en 1985, est-elle toujours au sommet commercial et artistique de la pop music quinze ans plus tard ? Comment arrive-t-elle à renouveler le désir que l’on éprouve pour elle ? Je dirais : roublardise et sens profond de la nature de la pop music.

Son disque précédent, Ray of Light, opportunistement tourné vers la disco électronique de bon goût avait suscité un revirement de jurisprudence. Jusqu’alors méprisée par la presse musicale sérieuse, Madonna devint crédible par le miracle d’un choix inspiré de producteur. La doxa devint : pas si conne, la Cicconne. La vérité est pourtant connue de tous depuis longtemps, car vécue par tous. Madonna est une icône pop parfaite, la marchandise ultime, et son terrain de prédilection est le simple, la pop song qui tue. Et si Ray of Light, et plus précisément le simple Ray of Light, était une réussite, Music, et plus précisément le simple Music, est une tuerie. Sa meilleure pop song depuis Into the Groove. Pas plus, mais pas moins.

Au fond, qu’est-ce qu’une pop song ? Une ritournelle de deux trois minutes suscitant une séduction immédiate et irrésistible. Par tous les moyens nécessaires, y compris les plus triviaux : l’agencement rythmique provoquant le plus implacablement l’action-réflexe de battre la mesure (ici, l’infernal funk robotique qui vient de Kraftwerk et passe par Jimi Jam et Terry Lewis), le son poussant aussi loin que possible la séparation technologique entre son origine et l’auditeur, tout l’attirail des gadgets sonores nouveaux ou exhumés de l’oubli (ici, l’irritant autant qu’aimable vocoder) et surtout la mélodie. La mélodie, d’une infinie fredonnabilité, voilà par excellence l’attribut de la pop song parfaite.

Pour toutes ces raisons le simple Music est une pop song parfaite. L’impeccable machine electro-funk de Daft Punk mise au service d’une chanson-ritournelle implacable. Le gimmick de clavier princier, les breaks machinaux, les phrases mélodiques scandées par les synthétiseurs vintage, l’effet de filtre convenu sur la voix, tous les éléments s’assemblent avec une économie fascinante, digne du Ring my bell d’Anita Ward.
Quant à Music, l’album, il n’existe pas. Il est comme ces maxis truffés de versions aussi temporisatrices que vaines. Il s’engage par la torgnole titre, puis s’écoute avec plaisir, mais un plaisir doucement décroissant. Comme un verre de menthe à l’eau allongé après chaque gorgée, chaque titre contient un peu du goût agréable du précédent, mais un peu plus dilué. Le disque est un impassible dégradé, de l’orgasmique au fade. En vérité, le simple suffit. Je dirais même plus. Le simple Music est une partie de l’album Music, mais remplace avantageusement le tout. Il se présente comme un morceau de musique, mais en tant que pop song parfaite, remplace avantageusement toute la musique, au moment où on l’écoute. Par ailleurs, après un conditionnement rapide que tu as déjà dû subir, il suffit d’écouter une mesure du refrain de Music pour avoir Music dans la tête. Et comme Music est dans ton radioréveil, au Franprix, au Queen et sur le disque dur de ton ordinateur sous forme d’échantillon MP3, tu as déjà Music dans la tête.

Nous sommes donc arrivés au stade ou la marchandise apparaît de façon tellement altière et devient si infiniment désirable, que l’on n’éprouve plus le besoin de la consommer directement. D’autant que l’expérience nous montre que sa consommation directe est toujours décevante. C’est un corollaire à ce que l’on pourrait nommer le paradoxe du teasing : la marchandise est techniquement rendue désirable par une distribution d’échantillons à son public cible, mais à un certain degré ces échantillons finissent par suffire à une pseudo-consommation de cette marchandise. La bande-annonce remplace avantageusement le film et la chronique de disque, le disque (c’est même rigoureusement indispensable pour certains disques, tel l’album de Programme, qui se consomment avantageusement en ne les écoutant jamais). Tout cela est d’autant plus vrai que la nature de cette marchandise est hyper-échantillonnaire ou hyper-métonymique, comme dans le cas qui nous intéresse.
La nature métonymique du simple Music tient au fait qu’il est la partie de plus en plus infime d’un tout de plus en plus vaste : le monde réifié envisagé par la médiation de la musique. Il suffit d’écouter ce que dit le refrain pour être édifié : « Music makes the people come together, Music makes the bourgeoisie and the rebel ». Sic, sic et re-sic ; je n’invente rien.

Depuis quelque temps, les tubes les plus orientés dancefloor et les plus œcuméniques se mêlent de donner leur avis sur la nature et les propriétés de la musique. La musique sonne mieux avec toi (comprenez, je te trouve meilleure par la médiation de la musique), la musique te fait perdre contrôle (entendez, la musique te donne des ordres et tu les exécutes), enfin, la musique fait que les gens se rencontrent (traduisez, la musique médiatise par la fiction de la fête la rencontre de gens essentiellement séparés) ou encore la musique fait que les gens jouissent ensemble (soit, les gens ont besoin de la médiation de la musique pour jouir ensemble). Tant de clarté montre bien que la marchandise culturelle la plus avancée, soit le complexe clip-single-merchandising, ne nourrit pas de confusion sur ce qu’elle est et ne juge plus utile de le cacher.

Au terme de cette dissertation, peut-être voudrais-tu savoir nos instructions en matière de consommation culturelle, surtout si tu entends ton patron approcher de ton bureau ?
Eh bien, je ne juge pas utile que tu achètes ce disque puisque tu l’as déjà suffisamment consommé. Tu pourras éventuellement, pour l’extension de ton pouvoir d’achat, différer son acquisition. En effet, dans un an, lorsqu’une autre monstruosité pop trustera les mass médias, Warner fera une opération nice price sur cet album. Que ce délit d’initié reste entre nous.

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