A l’heure où l’art-marchandise avalise le triomphe de la matière et l’asphyxie de toute énergie spirituelle, il semble plus urgent que jamais de se soumettre à la puissance électrique d’Antonin Artaud : à l’occasion de la parution d’une sélection de ses oeuvres en « Quarto », enrichie d’inédits inestimables, retour sur la vie et l’oeuvre du poète de la cruauté.

Si la révolution poétique décisive de l’ère moderne fut introduite par Arthur Rimbaud, la conséquence la plus cohérente et la plus totale de cette révolution fut incarnée par Antonin Artaud. Contre la poésie de divertissement, contre l’ornement bourgeois, contre la parole châtrée, Rimbaud s’est élevé et a voulu redonner à la parole poétique sa dimension efficace et concrète. Son but était clair : que la poésie redevienne action, et action magique, ce qui impliquait de la part du poète qu’il se fasse « voyant » afin de « changer la vie ». Ce sont d’ailleurs ces mots d’ordre qui furent ensuite à la base de l’entreprise surréaliste : Desnos écrivant sous hypnose, Soupault et Breton s’enfermant pour lâcher d’un jet mêlé d’écriture automatique les Champs magnétiques, toutes les variantes du cadavre exquis furent autant de moyens d’atteindre à une certaine « voyance ». Quant aux innombrables actions quotidiennes absurdes auxquelles ils se livrèrent en assénant après Lautréamont que la poésie devait être faite par tous et non par un, elles exprimaient elles aussi leur volonté de « changer la vie ». Artaud participa à leur aventure mais la quitta quand ce « changer la vie » se fixa dans les bornes fades de l’adhésion au parti communiste ; il poursuivit dans sa voie sans se contenter d’une régression de l’idée de « voyance » aux canevas freudiens. Fidèle jusqu’au bout aux exigences rimbaldiennes, c’est dans les danses du peyotl des Indiens Tarahumaras qu’il ira chercher la « voyance ». Et pour changer la vie, lui ne s’en remettra pas aux lendemains promis par les marxistes-léninistes : « C’est maintenant le néant, maintenant la mort, maintenant la putréfaction, maintenant la résurrection, écrit-il. C’est maintenant qu’il faut reprendre vie ». Chargeant violemment le rationalisme et le matérialisme occidental, il alla chercher ailleurs, dans le temps comme dans l’espace, les moyens d’une reconfiguration complète de l’être et de son rapport au monde. Il alla chercher ailleurs les armes d’une vraie révolution, c’est-à-dire une révolution intérieure.

Le courant électrique

Quelle forme cette entreprise révolutionnaire allait-elle prendre dans son écriture ? Celle du courant électrique. En témoigne d’abord sa typographie personnelle : Artaud ne respecte pas les paragraphes mais fait se succéder des éclairs sur la page, soulignant systématiquement certains mots, une, deux ou même trois fois, marquant de subites montées d’intensité. Il ne construit pas d’œuvre : il enchaîne les fragments et passe de la poésie au théâtre, du théâtre au cinéma et du cinéma à la peinture comme si tous ces arts n’étaient pas pris séparément mais traversés par une seule pulsation électrique qui jamais ne s’arrête ni ne se fixe, se répandant rageusement dans l’infinité des possibles.
Son style, sa violence, sa fluidité nerveuse, ses fulgurances, tout chez lui a la puissance, la rapidité et la magie de l’électricité. Et comme l’électricité, sa pensée aimante de nouveau les pôles opposés qu’on avait séparés : le corps et l’esprit, la culture et la vie, le réel et le rêve, la mort et le vivant.

Shiva

Or si tout, dans la civilisation occidentale, est séparé et réduit à un matérialisme abject (« la culture matérialiste a fait faillite »), si tout est par là même rendu à la matière, c’est parce que notre monde est un cadavre. Voilà ce que ne cesse de démontrer Artaud. Conséquence : il brise les formes mortes et se redéploie dans l’illimité avec un surgissement brutal d’énergies occultes, telluriques, primordiales ; il attaque pour les détruire toutes ces masses de matière sans vie, tous ces pans d’inertie, et ressaisit l’essence originelle de l’art. Théâtre balinais, incantations chamaniques : parole incarnée vibrant jusqu’aux bouts des nerfs et aux répercussions effectivement magiques. Poésie-ensorcellement, destruction créatrice, salvatrice, féconde : ce grand lecteur des Védas réalise une action similaire à celle de la divinité Shiva qui, à la fin du Kali Yuga, le dernier âge, détruit les restes moribonds du monde et fait jaillir les prémices d’une nouvelle naissance. Bref, il opère une réelle « ré-volution » dans le sens originel du terme : un retour à l’origine, l’origine de la puissance indivise de l’homme, l’origine de la puissance authentiquement magique de la poésie. Pour accomplir cette complète « ré-volution », il imagine le « théâtre de la cruauté » : il lui faut cette  » cruauté  » car « dans l’état de dégénérescence où nous sommes, c’est par la peau qu’on fera rentrer la métaphysique dans les esprits ». Il faut la virulence du courant électrique d’Antonin Artaud et de ses décharges verbales continues sur le corps du cadavre afin de le réanimer par électrochoc. Voilà ce que n’a décidément pas supporté la société, société qui, comme le disait Artaud, avait elle-même suicidé Van Gogh et Nerval pour se prémunir des révélations qu’ils avaient à lui faire. Voilà pourquoi la société malade du rationalisme a interné Artaud et sa folie régénératrice, voilà pourquoi elle a fait subir à Artaud la série d’électrochocs qu’il lui avait lui-même administrée par toute son action poétique. L’acuité et l’efficacité de cette « parole-action » sont permanentes : c’est tout l’intérêt de cette édition qui la délivre pour la première fois par-delà les procédés fragmentaires de l’auteur. Sont en effet ici réunis en un seul volume l’essentiel de ses écrits, dans tous les genres, ainsi qu’une sélection de lettres qui permettent de saisir la cohérence absolue de sa pensée, en dépit de son apparent éparpillement formel, et de l’appréhender non pas comme un ensemble clos mais comme un formidable champ magnétique.

Oeuvres, d’Antonin Artaud (édition établie, présentée et annotée par Evelyne Grossman), « Quarto », Gallimard
50 dessins pour assassiner la magie – Edition d’Evelyne Grossman (Gallimard – Collection blanche )