Le film le plus attendu de l’année ? De la décennie ? En France peut-être. Aux Etats-Unis sûrement. Compte rendu de l’effervescence suscitée par l’épisode 1 de Star Wars et propos définitifs sur le film au moment de sa sortie outre-Atlantique.

Séance de mai dans un cinéma de l’East Village, doux ronron du maïs qui expire sous la dent et des considérations définitives sur Keanu Reeves que l’on s’apprête à voir sauter périlleux dans Matrix. Fondu en veilleuse des loupiotes et début des bandes-annonces. La rumination verbo-alimentaire décélère. Silence inhabituel. Passe Julia Roberts sur le marché de Notting Hill. La tension monte. Passe Mike Meyers dans son Austin Power 2, avec promo ad hoc qui chatouille là où ça gratte, « Si vous n’allez voir qu’un film cette année, voyez Star Wars, mais si vous allez en voir deux, voyez L’Espion qui m’a tirée« . Rires épars et décollement intempestif d’une Birkenstock prise dans une flaque de coca cristallisée. Ça se rapproche. Le THX vrombit et la salle frissonne. Alléluia ! La transsubstantiation numérique de la guerre des étoiles déboule sur l’écran. Star Wars, la bande-annonce la plus attendue du siècle. Il était écrit qu’en ce J-12 avant la sortie, une poignée d’élus aurait l’insigne privilège de se trouver dans ce cinéplexe new-yorkais, à l’instant précis où l’équipe marketing avait jugé bon de La révéler.
Aucun habitant de notre galaxie ne saurait ignorer que George Lucas, Créateur de la trilogie Star Wars, a entrepris la conception assistée par ordinateur d’une seconde trilogie située en amont dans l’espace-temps. Futur antérieur de rigueur pour raconter l’origine de la Force et de ses hérauts seventies, c’est-à-dire, restons simples, pour nous dire la genèse.

Donc au tout début, deux chevaliers Jedi, Qui-Gon Jinn (Liam Neeson) et son élève Obi-Wan Kenobi (Ewan McGregor), se mettent au service de la Reine Amidala (Natalie Portman) pour combattre l’OPA armée lancée par la Fédération du Commerce sur sa planète. Intrigue minimale pour effet maximal. Ainsi, entre une série de batailles et de courses-poursuites censées constituer les pivots dramatiques, Lucas case la poignée de scoops qui transformera, a posteriori, l’épopée Star Wars en récit mythologique.

Les nouvelles ? De suite, pour rassurer tout le monde, R2-D2 (droïde mécano et mimi) marche déjà comme sur des roulettes. L’histoire peut commencer. Scoop n°1 : les prémices de la relation entre le petit Anakin Skywalker (Jake Lloyd), futur Darth Vader, et la jeune Reine en péril – qui ignore qu’ils feront deux bébés prénommés Luke et Leia dans l’Épisode IV? Scoop n°2 : la découverte qu’Anakin, neuf ans, est un génie de la mécanique tous azimuts. Il fabrique C-3PO (droïde doré à forme humaine pour les anachorètes ayant disparu de la surface de la terre dans les vingt dernières années) dont son fils héritera, on ne sait encore comment, et il bidouille un « podracer » qu’il pilote vaillamment dans une adaptation aérienne de la course Ben-Hur. Scoop n°3 : Anakin est bien du côté des gentils lorsque Qui-Gon pressent la Force en lui et prend en main son apprentissage de Jedi. En gros, un Lucas biblique en diable suggère que tant qu’Anakin n’a pas goûté à l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal, il ne détourne pas la Force au profit du mal. Enfin, Révélation plus haut de gamme, la maman d’Anakin laisse entendre à Qui-Gon que son mouflet est un messie, vu qu’elle est tombée enceinte sans avoir couché… Lucas plaque là le « sur-signifiant » religieux définitif.

Les ingrédients de ce kouglof scénaristique sont assez nutritifs pour rassasier le fan et alimenter des centaines de sites Web où on se cyber-étripe depuis J moins belle lurette. Pour ceux que la kabbale lucasienne laissent interdits, il y a toujours le reste. Le reste, c’est-à-dire la forme, ce sont les 95% du film générés par ordinateur. En 1997, à l’occasion du vingtième anniversaire de la vieille trilogie, Lucas nous avait donné un avant-goût de La Menace fantôme en saupoudrant des grosses bêtes digitales sur les premiers épisodes. Ce toilettage informatique des effets spéciaux, plus le remixage du son en THX et la restauration du négatif lui avaient permis de restituer plus fidèlement l’univers qu’il avait en tête et, surtout, d’accrocher la jeune génération avant la sortie de la nouvelle trilogie. Toujours la stratégie de la bande-annonce. Cette fois-ci, au cœur de l’ère Jurassic Park, Lucas a pu se donner les moyens hard wear de concevoir un univers virtuel conforme à son imaginaire.

Malheureusement, l’armada d’ordinateurs s’égare dans une série de mornes plaines. Les mondes virtuels d’Industrial Light and Magic (l’usine numérique de Lucas) ont la texture et le goût des jeux vidéos qu’ils inspirent. L’esthétique générale du film est donc dépourvue de féerie. Naboo, la planète de la reine Amidala est un copier-coller de cartes postales d’une Rome antique corrigées au photoshop. Rien ne traîne, tout est luxe, calme et angle droit sur cette malheureuse planète qui est quand même censée nous donner une idée de l’idyllique, voire du paradis. L’angle droit est prohibé du monde sous-marin des Gungans, un chapelet de bulles géantes qui gardent au sec. Mais l’arrondi translucide de l’habitat gungan répète l’effet Naboo. Une fois la surprise de la découverte passée, rien n’accroche l’émotion qui glisse sur les parois astiquées des bulles d’air. Mêmes causes, mêmes effets avec la capitale galactique qui abrite le Conseil des Jedis et le Sénat, sorte de cité américaine générique qui reprend la technique du copier-coller. L’extérieur et la salle du Conseil compensent un déficit d’originalité par une surenchère de grandeur. Mais l’altitude du design ennuie et la stratégie de l’épate visuelle tombe à l’eau par manque d’imprudence.

Les créatures numériques ne contribuent guère plus à l’adjonction de fun que l’environnement dans lequel elles évoluent. Utilisées en grande quantité, elles présentent l’inestimable avantage d’une figuration intergalactique sans maquillage latex. Grâce à elles, on peut décimer des armées sans verser une goutte de sang, ce qui caresse l’éthique du jeu vidéo dans le sens de la console. Ceci dit, la grande star virtuelle de l’Épisode 1 se prénomme Jar Jar Binks, un lézard gungan aux oreilles tombantes et à la nature très pacifique. Comme son nom l’indique, cet ersatz du regretté Chewbacca (bipède tendance carpette, ami de Han Solo), fait office de boîte à gags. Il remplit aussi accessoirement le rôle de tête de turc du Web, inspirant de charmants sites comme The Jar Jar hate page ou Union of people for the destruction of Jar Jar Binks (voir ici, ici ou ou également), où les fans de base, révoltés par tant de niaiserie, pétitionnent pour obtenir sa disparition dans l’Épisode 2… Jar Jar n’a certes pas inventé l’eau tiède. Compagnon de route de Qui-Gon et Obi-Wan, il suit les deux chevaliers Jedi en se prenant les pieds dans tout ce qui bouge, et surtout, en logorrhant non-stop dans une sorte de pidgin (version US de notre « petit nègre ») qui agace, voire fâche et ne fait, en tout cas, pas rire du tout. Comme Watto, un autre personnage virtuel qui figure un esclavagiste grippe-sous, se voit affublé d’un gros nez et d’un accent vaguement yiddish, on peut dire que les créatures lucasiennes dérapent sur les bords. Lucasfilm s’est mollement défendu en déclarant début juin, devant la vague de protestations, que « analyser ce film comme s’il était une référence directe à notre monde d’aujourd’hui est une absurdité ». Tout de même.

Pas de consolation à attendre du côté des acteurs réels (?). Il manque au script un Han Solo, antihéros bourru et une Princesse Leia, amazone incisive, qui apportaient aux premiers épisodes l’humour et la distance nécessaires. L’absence d’Harrison Ford et de Carrie Fisher réduit la part du facteur humain de l’entreprise. Lucas, très obnubilé par les effets numériques, semble avoir perdu la main question acteurs. A sa décharge, on peut rappeler qu’il y a maintenant une bonne quinzaine d’années qu’il n’a rien mis en scène. Dans le réel, quand on ne se sert pas d’un truc, ça rouille. Conséquence, un syndrome amidon frappe l’interprétation dans son ensemble. Natalie Portman dispose de l’amplitude d’un dé à coudre pour se mouvoir et faire vivre la Reine Amidala, engoncée dans des panoplies de geisha. Liam Neeson et Ewan McGregor, Jedis de service, ont l’air de traverser un parc d’attractions en rêvant d’un bac à sable. Mention spéciale pour le second, qui a de surcroît l’air de ne pas savoir ce qu’il fait là. On se demande si c’est le même acteur qui se roulait sur scène complètement stone dans Velvet Goldmine l’année dernière. Samuel L. Jackson et Terence Stamp, caméos égarés, sont également vidés de leur moelle pour les besoins de la Force. Préoccupé par le mixage final des vrais gens avec leurs partenaires et leur environnement virtuels, on se dit que Lucas a tout bonnement oublié de s’occuper de la direction d’acteur. A moins que la rigidité de l’interprétation soit le seul choix de mise en scène qui permette d’asséner sans distance les dialogues en forme de sentences religieuses ? Le seul moyen de sortir « Nous ne nous sommes pas rencontrés par hasard, rien n’arrive par hasard » au premier degré, c’est de faire le visage hiératique et de le tenir coûte que coûte. Et c’est ce que toute la distribution a fait. Le vivant ferait-il tâche dans le bazar New age de Lucas ?

Tout le monde a entendu parler du mois de queue devant le Chinese Theatre de Los Angeles pour obtenir des places pour la première. Côté New York, l’attente fût bien plus modeste, mais l’heureuse tête de queue, assaillie par les journalistes à l’ouverture des portes, déclara : « Je pourrai dire à mes petits enfants que j’y étais ». Ce genre d’émerveillement antéactif dissuade tout appel à la raison et confirme que Lucas a gagné avant d’avoir joué. Aux Etats-Unis, la sortie en salles est même devenue un détail accessoire, puisque l’existence même du film a suffit pour générer du profit.
Dès lors, on se doute bien que rien de ce qui pourra être écrit ou dit n’endiguera la déferlante qui s’abat sur la France en bout de course, après avoir touché depuis mai dernier l’essentiel du monde civilisé. Le bouche à oreille ennuyé limitera les dégâts et il y a fort à penser que La Menace fantôme ne dépassera pas les entrées du Titanic (au fait, pourquoi souhaiterait-on cela?). Mais on peut dès aujourd’hui affirmer que Lucas a poussé le concept du film pré-consommé à un paroxysme qu’aucun Batman ne surpassera. Le plaisir n’est pas dans la salle, mais dans l’attente. Poussez la logique de Lucasfilm jusqu’au bout, contentez-vous de la bande-annonce.

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