C’est un petit déferlement de recueils de nouvelles américains auquel on assiste depuis quelques semaines : autant dire que les amateurs du genre (moins sous-estimé là-bas qu’ici) et du pays (souvent plus estimable que le nôtre en littérature, dirons certains) sont aux anges. Petit podium sélectif de trois d’entre eux.

Adam Haslett, le disciple

Le titre : Vous n’êtes pas seuls ici
C’est qui ? Adam Haslett, 34 ans, ex-étudiant en droit, nominé au National Book Award 2002 et finaliste du Pulitzer 2003 pour ce premier livre. Et comme le veut l’usage depuis quelques temps, c’est Jonathan Franzen en personne qui nous le présente comme une « perle rare » et nous promet une lecture dont nous ressortirons grandis.
Son univers : Dans ces neuf nouvelles, Haslett aborde un univers fermé, des thèmes récurrents s’entrelaçant pour former un fond obsédant dont on sort difficilement ; surtout, on trouve dans chaque texte une empathie, une façon d’aborder le monde avec une douceur rare, une tendresse à laquelle on est peu habitué dans le paysage des nouvelles américaines.
Des histoires ? Paul accompagne sa femme en Ecosse ; alors qu’il prépare son suicide, il rencontre dans une rue une étrange vieille femme qui le confronte à ce que certains nommeraient le sort : un enfant au corps détruit par la maladie, condamné à rester immobile. Lors d’une tournée au fin fond d’une campagne désertée, Frank, le bon docteur, écoute une femme trop triste lui raconter comment son fils, drogué aux méthamphétamines, lui a coupé les doigts de la main avant de se tuer en voiture. Un frère et une soeur, couple étrange soudé dès l’enfance par le suicide de leur mère, organisent un repas pour l’homme qui fut l’amour de leur vie. Une vieille femme recueille aux creux de ses mains les larmes de celui qu’elle imagine comme son fils. Et le temps passe, lentement, emportant des bribes de souvenirs.
Verdict : Si Adam Haslett a souhaité un jour marcher sur les traces du grand William Trevor, exemple selon lui de quasi perfection dans l’art de la nouvelle, on peut dire en lisant ce premier recueil qu’il a trouvé sa voie. Cette étincelle qui donne vie, cette clarté qui ancre un texte dans les mémoires, il les trouve sans pessimisme excessif. Faire naître une émotion, quelle qu’elle soit, est acte positif ; le vrai pessimisme relèverait de l’absence de sentiment, et dans ses textes on en est très loin.

Adam Johnson, l’anticipateur

Le titre : Emporium
C’est qui ? Adam Johnson est prof à l’université de Stanford et vit en famille à San Francisco. Outre ce recueil, il est également l’auteur d’un roman, Des parasites, comme nous…, qui paraîtra prochainement dans la collection « Lunes d’encre ». Côté parrainages, c’est l’auteur de Mr Spaceman, Robert Olen Butler, qui s’y colle : « Adam Johnson est le plus excitant des jeunes écrivains qu’il m’ait été donné de lire ». Parfait.
Son univers : Neuf nouvelles à la croisée du récit d’anticipation, de la critique sociale et du constat clinique : Adam Johnson regarde l’Amérique comme un grand show de télé-réalité hyperviolent, technicisé à outrance et bien décidé à abandonner tout repère fixe quant à ce qui se fait et ce qui ne se fait pas, ce qu’on peut accepter et ce qu’on doit refuser. Il manifeste une propension particulière à dégoter dans chaque situation le détail qui tue et à trouver à chaque page la métaphore qui fait tout le charme de son écriture.
Des histoires ? Le narrateur de la première nouvelle a quinze ans. Rien d’extraordinaire à cela, si ce n’est qu’il travaille pour la police de Palo Alto en tant que tireur d’élite surdoué ; le texte raconte minutieusement son travail, son malaise, sa relation d’amitié absurde avec un robot policier hypersophistiqué chez qui il trouve le réconfort paternel que personne d’autre n’est fichu de lui donner. Ailleurs, c’est une petite boutique spécialisée dans la vente des gilets pare-balle qui sombre doucement vers la faillite depuis qu’un hypermarché de l’autodéfense, « l’Emporium », s’est installé pas très loin. A chaque fois, ce que l’Amérique produit de pire (le crime, la violence, la jeunesse décérébrée) est au coeur de l’histoire.
Verdict : Mitigé : Adam Johnson ne manque ni d’imagination, ni d’acuité dans le regard, mais peine à donner à ses textes l’efficacité et la fluidité dont ils ont besoin. Son écriture sèche et très cinématographique, agréable mais relâchée, manque souvent de précision ; il sombre en outre parfois dans des clichés qui rendent son livre un peu impersonnel. On attend la suite.

David Gates, le patron

Le titre : Les Merveilles du monde invisible
C’est qui ? 58 ans, critique littéraire pour l’hebdomadaire Newsweek, David Gates a été sacré « romancier de toute première catégorie » par le New York Times pour ses deux premiers romans, Jernigan et Preston Falls (tous deux traduits à l’Olivier).
Son univers : Quadragénaires divorcés, couples un peu perplexes sur leur avenir, pères cultivés qui aiment le jazz, appartements dans les grandes villes et pavillons dans les suburbs : Gates ausculte la classe moyenne américaine avec un hyperréalisme et une lucidité à couper le souffle.
Des histoires ? Un homo tranquille et embourgeoisé se voit confier la garde de l’enfant de sa sœur, provisoirement internée pour consommation excessive de drogue : une charge qui lui pèse et le ravit à la fois. Un couple se ment en montant des stratagèmes invraisemblables pour pouvoir picoler sans que l’autre en sache rien. Un homme apprend que sa femme a eu un accident de voiture ; problème : elle sortait du parking d’un motel en pleine journée lorsque c’est arrivé. Que foutait-elle dans une chambre à deux heures de l’après-midi ?
Verdict : Enthousiaste : David Gates est aussi brillant dans le registre bref qu’il l’est dans le roman. Habileté de la construction, fluidité du récit, élégance et humour du style, drôlerie des situations et compassion dans le regard, il fait de chacune de ces dix nouvelles un instantané parfaitement réussi, sorte de court-métrage époustouflant de réalisme où l’on repérera volontiers l’héritage d’un Carver. Du grand art.

et

Adam Haslett, Vous n’êtes pas seul ici (L’Olivier), traduit par Jean Pierre Aoustin
Adam Johnson, Emporium (Denoël), traduit par Michelle Charrier
David Gates, Les Merveilles du monde invisible (L’Olivier), traduit par Olivier Deparis