Aux « Films du Losange », nous avons rencontré la jeune Rosine du nouveau chef-d’œuvre d’Eric Rohmer, Conte d’automne. Rosine s’appelle en fait Alexia Portal. L’écouter parler revint à détruire deux ou trois préjugés, dont le plus tenace était que les comédiens ne savaient pas ce qu’ils faisaient. En plus d’être belle, Alexia Portal est consciente.

Chronic’Art : C’est au théâtre que s’est fait la rencontre avec Rohmer ?

Alexia Portal : Non, ce qui s’est passé, c’est qu’ici, aux « Films du Losange », ils ont produit le film de Planchon, Lautrec. J’avais passé des cassettes d’essai pour un rôle dans le film. Comme Rohmer avait du mal à trouver la jeune fille pour le rôle de Rosine, Planchon lui a dit : « Eh bien regarde les cassettes, il y a des jeunes filles là-dessus. » C’est ainsi que ça s’est passé.

Connaissais-tu les films de Rohmer ?

Ah oui, et je les aimais beaucoup. Je ne les avais pas tous vu, juste sept ou huit.

C’était un univers qui te plaisait ?

Oui.

Et le travail avec Rohmer ?

Le travail avec Rohmer… c’est… très particulier (rires). Moi, j’ai trouvé ça très frustrant. Mais c’est qu’il a une façon très personnelle de faire des films. Autrement, ce ne serait pas ses films. Donc, personnellement, j’ai trouvé ça frustrant, et dans le même temps, c’était la règle du jeu.
Il prend toutes sortes de comédiens : des amateurs, des confirmés. Je crois que Rohmer est quelqu’un qui n’a pas envie qu’on travaille. Ni sur les personnages, ni sur leur psychologie. Le principal, c’est son écriture. Moi, j’ai été frustrée, parce que lorsqu’on ne fait qu’une prise, et que ma seule envie, c’est qu’on en fasse une autre, que je propose autre chose. Il me répond: « Non, on n’en fera pas une deuxième ». Je me sens trop comédienne pour être une actrice de Rohmer. Comme on répétait très peu, qu’on ne faisait qu’une prise, j’avais l’impression que les choses m’échappaient.

C’est ce que cherche Rohmer, non ?

Oui, bien sûr.

Tu n’as pas l’impression qu’à la fin du film, ton personnage est un peu éclipsé ?

Si, et c’est un vrai regret. C’est-à-dire que la scène de la voiture avec Didier Sandre -et ce n’est pas du tout pour allonger mon rôle que je dis ça-, est trop courte, elle ne veut pas dire grand-chose… On est au plein milieu d’une discussion, et je trouve qu’il manque quelques phrases, un peu de chair dans cette scène. Je pense que c’est le seul personnage dont on a un début, un milieu, et pas du tout de fin. On ne sait pas du tout ce qu’elle peut devenir, on n’a aucune porte, je trouve.

Oui, le personnage est laissé en suspension.

Oui, je suis assez d’accord.

Dans le même temps, c’est un personnage qui fait beaucoup avancer la fiction.

Oui, c’est ce qu’on m’a dit. Les gens m’ont dit qu’il liait plusieurs histoires.

Et puis, si l’histoire de ton personnage avait été conclue, cela aurait fait deux conclusions.

Oui, peut-être. Et puis ce n’est pas le personnage central. Mais peut-être aussi parce que c’est le personnage le plus jeune, et que Rohmer n’a pas voulu donner de… Je pense que personne ne peut se dire qu’elle va rester avec le prof de philo. Ça reste, oui, en suspens…

Est-ce que vous discutez de questions de psychologie avec lui, de ce qui pourra arriver ?

Ah non, pas question. Il déteste ça.

Il n’y a aucun moyen de transformer le personnage ? A partir du moment où il l’a écrit, il ne change plus ?

Je ne sais pas. Par exemple, je sais qu’il y a des moments où Rohmer m’aurait voulu moins dure avec le personnage du petit ami. Comme ensuite, on ne donnait pas toutes les cartes pour saisir mon personnage, je pensais qu’il fallait en faire un personnage dur, volontaire, qui n’a besoin, justement, de personne. Rohmer l’aurait voulu moins dur. Si j’avais été plus proche, plus tendre, on ne m’aurait pas mieux comprise.

Alors tu ne manipulais pas seulement les personnages, mais aussi Rohmer.

J’essayais. Il y a un texte très rhétorique, et à l’intérieur j’essayais de trouver d’autres choses. Et en effet, pour cela, il fallait contourner Rohmer, jouer avec lui.

Quel est ton regard sur le personnage de Rosine ?

Ce que j’aime bien, c’est son côté très volontaire, « j’ai besoin de personne ». Et je pense qu’il est représentatif de certaines jeunes filles d’aujourd’hui, qui oublient leur féminité… Enfin, je pense qu’après mai 68, les femmes se sont complètement plantées, elles ont demandé l’égalité avec les hommes sur un terrain d’homme. Je pense que la femme se masculinise. Et je crois que ça, c’est un peu dans le film, le côté dur du personnage.

Tu penses devoir encore ressentir une frustration, si tu continues à jouer pour le cinéma ?

Je ne sais pas. Moi, l’expérience que j’ai c’est une expérience de télévision, je travaillais beaucoup plus, enfin, j’avais l’impression d’aller beaucoup plus loin dans ce que j’avais envie de raconter, alors que pour la télé, on tourne quand même plus vite. C’est aussi parce que les films de Bertrand Van Effenterre, qui a fait du cinéma, l’engagent à travailler comme ça. Cette frustration est spécifique aux films de Rohmer, qui aime son écriture, ses personnages, et pas forcément ses comédiens.
Il n’aime pas leur travail. Il aime ce qui transparaît de la personne, il n’aime pas spécialement qu’on veuille refaire les prises pour aller plus loin. Moi, il me disait : « Entre une prise et une autre, je ne préfère pas la faire. Même s’il y a des choses plus intéressantes, ça ne m’intéresse pas ». Il y a un refus. Je pense que c’est un héritage de la Nouvelle Vague aussi. C’est ce que j’adore dans ses films, comme j‘adore les films de Bresson, qui a employé très peu de comédiens professionnels.

Tu ne crois pas que c’est là que réside la différence entre le jeu d’acteur au cinéma et au théâtre ?

Non, au cinéma on peut travailler. Il y a toujours des choses qui échappent au comédien.

Non, pas toujours, il y a des gens qui cherchent à effacer tout ce qui échappe. Par exemple les téléfilms où il faut que le jeu soit lisse, qu’il n’y ait rien d’imprévu.

Oui, mais c’est parce qu’on vit dans une société où on cherche à lisser tout, que les choses soient plates, fades.

Et le cinéma pourrait être la recherche du contraire.

Oui, mais en même temps, à la télé, ce n’est pas toujours le cas. Il y a parfois des trucs bien, enfin très peu. Mais c’est vrai qu’on est dans une période où les comédiens deviennent interchangeables.

Ils reproduisent certains canons d’expression.

Oui, c’est vrai.

Est-ce que les comédiens assistent à la projection des rushes ?

Ah, pas du tout. Même la cadreuse n’a pas le droit de venir au montage. Rohmer fait ça dans son coin, c’est quelqu’un de très secret.

Tu penses qu’il a d’autres projets pour le moment ?

Je pense que c’est quelqu’un qui a toujours des projets.

Et toi, as-tu des projets pour le cinéma ?

Oui, mais pas plus qu’avant. C’est-à-dire que je travaillais beaucoup. J’ai tourné un film-FEMIS, et après j’ai d’autres propositions, je ne sais pas si je vais accepter.

Tu veux plutôt travailler avec des indépendants ?

Oui. Oui, pas forcément Rohmer, mais oui.

Tu n’as pas peur de devenir un personnage de couverture de magazine, comme par exemple Sandrine Kiberlain. Si tu as un certain succès, de devenir prisonnière de ton image ?

Je sais pas, c’est difficile… Peut-être qu’un jour, je me raconterais des histoires. En attendant, j’ai l’impression qu’on est dans le jetable, je veux dire que l’image, elle passe, elle vient, elle s’en va… Qu’est-ce qui reste de tout ça, j’en sais rien. Je trouve ça dommage que ça fasse partie, aujourd’hui, du métier que je fais. C’est dommage, j’essayerais d’éviter quelques pièges, et de toute façon, j’apprends en faisant des expériences. Peut-être qu’un jour je ferais une couverture débile des Inrockuptibles. Je prends ça comme exemple, parce que je trouve que c’était un magazine qui s’occupait plutôt de choses d’avant-garde, alors que maintenant…

Alors tu ne fais pas la prochaine couverture des Inrockuptibles ?

(Rires) Non, non. Mais ceci dit, je suis assez terrifiée. Je sais pas, par exemple j’étais une lectrice, bon, pas tout le temps, mais j’aimais bien Le Monde Diplomatique; maintenant, c’est devenu un équivalent du Figaro (rires).

Ah… ?

Ouais. C’est l’équivalent du Figaro dans le sens où, maintenant, on définit quelqu’un qui réfléchit sur la société par Le Monde Diplomatique. J’ai été voir Marius et Jeannette, que j’ai détesté (rires), mais il y a là-dedans un personnage qui se définit en lisant Le Monde Diplomatique. Je trouve qu’aujourd’hui, ils écrivent ce que les gens ont envie de lire, ce que les gens qui l’achètent ont envie de lire, c’est un signe de reconnaissance.

Ils ont une ligne à tenir.

Oui, mais moi je n’ai pas envie de lire Le Monde Diplomatique pour m’entendre dire que zapper, ce n’est pas être libre, que c’est de l’esclavage, c’est bon, ça fait un an qu’on nous sort ça (rires). Je ne lis pas un truc pour que ça me caresse dans le sens du poil : ah oui, j’ai raison de trouver que la télévision c’est débile.

C’est là ta conclusion ?

Absolument (rires).

Propos recueillis par et