Véritable légende vivante du jazz, le pianiste Ahmad Jamal (Fritz Jones à l’état-civil) est né à Pittsburgh, Pennsylvanie le 2 juillet 1930. En 1950, il crée un premier trio avec Ray Crawford (guitare) et Eddie Calhoun (contrebasse). Son deuxième trio avec Vernell Fournier (batterie) et Israel Crosby (contrebasse) restera une formation légendaire, véritable exemple pour des générations de jazzmen. Son style va fortment évoluer au fil des années pour passer d’un jeu fin et feutré -ses détracteurs le traitent de pianiste de coktail- à un jeu puissant où est cependant perceptible ce sens de la nuance qui le caractérise. Il vient d’enregistrer un fort bel album Nature chez Birdology (distr. Warner). Il sera en concert à l’Olympia, samedi 16 mai. Il nous a livré quelques réflexions sur l’état du jazz.


Chronic’Art : Vous considérez vous comme un compositeur qui joue des standards ?

Ahmad Jamal : Je ne connais personne qui travaille dans cette musique et qui n’utilise pas les standards. C’est ce qui rend unique la musique classique américaine. Je pense que nous avons interprété ces standards au-delà des rêves les plus fous de leurs compositeurs. Art Tatum a très peu composé. Dans mon cas, j’ai commencé comme pianiste et compositeur. Maintenant, je joue soixante-dix pour cent de mes compositions, contre trente pour cent de compositions d’autres musiciens. Mais Charlie Parker, Dizzy Gillespie, nous avons tous combiné les deux, un peu de Jerome Kern, quelques compositions de Gershwin, un peu de Ravel, Debussy, mais on fait aussi nos trucs. C’est ce qui a fait cet art magnifique qu’est le jazz, Sarah Vaughan a pris Body and soul et a créé une autre composition. C’est ce que j’ai fait avec Poinciana, par exemple, je l’ai prise et j’ai créé une autre composition. Et c’est ce qui est merveilleux dans ce métier, on doit connaître le meilleur des deux mondes, c’est ce qui nous rend supérieur au musicien qui joue dans le Philarmonique de Berlin ou l’orchestre symphonique de Pittsburgh, lui n’a qu’une dimension.
Si vous jouez Dave Brubeck, vous devez connaître Mozart et Brubeck, vous devez connaître le meilleur des deux mondes. Et si vous êtes Jamal, vous devez connaître Debussy, Ravel, Frantz Liszt, Duke Ellington, Art Tatum.

Comment choissez-vous vos partenaires ?

J’ai choisi des musiciens pendant 46 ans. Je me rappelle avoir commencé mon groupe la même année que Dave Brubeck a commencé le sien. Parfois ils me sont recommandés, mais je les choisis en les écoutant. Je peux juger immédiatement, il me suffit de quatre notes, parfois moins. En ce qui concerne Herlin Riley, le jeune batteur de la Nouvelle Orléans qui a rejoint Wynton Marsalis quand j’ai arrêté mon groupe, quand je l’ai entendu jouer deux trucs sur sa batterie, j’ai su que c’était le batteur qu’il me fallait.

Qu’entendez-vous par « le batteur qu’il me fallait » ? Qu’attendez-vous d’un batteur ?

(instantanément) Tout. La sensibilité à la pulsation, le mouvement, l’adaptabilité, la complexité, tout ça. Qu’il soit musical, c’est ce qu’est Idris, pas un batteur qui bat les peaux, mais un batteur qui joue de la batterie. Parfois j’attends qu’ils soient de La Nouvelle Orléans (rires), il y a beaucoup de bons batteurs mais beaucoup sont de La Nouvelle Orléans, j’en ai eu trois de là-bas, et ils sont très difficiles à surpasser. J’ai eu Vernel Fournier, le batteur le plus agréable au monde, à mon avis. J’ai eu Herlin Riley et j’ai Idris Muhammad. Ce sont trois personnalités de La nouvelle Orléans que vous ne pouvez que rejoindre, à défaut de pouvoir les battre.

Quand vous jouez avec votre groupe, quelle est votre vision de l’interjeu ? Vous vous considérez comme le leader qui doit dicter sa musique au groupe ou bien est ce que les autres vous suggèrent des changements dans la musique ?

Je conduis toute ma musique, de façon très vivante. Ils doivent attendre mes instructions, car je sais exactement ce que je veux. Si ce sont des musiciens de très haut niveau, ils peuvent utiliser ces indications pour faire des choses merveilleuses. Parce qu’ils ont beaucoup de liberté, il y a de la discipline mais beaucoup de liberté dans ma musique, beaucoup plus qu’ailleurs car la discipline est le seul moyen d’obtenir la liberté. On n’a pas de liberté sans discipline, que ce soit en philosophie, en musique, en médecine, en droit, dans le business.

Que pensez vous de la jeune génération de pianistes, des gens comme Jacky Terrasson et Brad Melhdau ?

La jeune génération est très impresionnante, pour le moins. Ce qu’ils font est absolument phénoménal, mais ce qu’Art Tatum faisait était aussi phénoménal (rires). Il n’y a pas encore beaucoup de voix comme Charlie Parker ou Art Tatum qui soient apparues. C’était des voix particulières et à chaque époque on a ce genre de personnalités, mais elles disparaissent rapidement. Tout se ressemble maintenant et cela est tout à fait évident avec le progrès technique que nous connaissons. Il y a ce dicton un peu éculé « Il n’y a rien de nouveau sous le soleil ». Ahmad Jamal ne croit pas dans le terme  » personne créative « , mais il y a beaucoup de gens qui reflètent la créativité. Un créateur est celui qui crée la soleil, la lune, le corps humain. Aucun homme n’en est capable. Tout cela est très évident quand on compare Art Tatum qui est mort depuis plusieurs années et certains des grands techniciens de nos jours. Aucun technicien vivant ne surpassera Art Tatum, parce qu’il avait un don particulier. Et vous allez être très déçu si vous tentez de l’imiter, on ne peut être que soi-même, pas Art Tatum. D’un autre côté, vous avez un pianiste simple, superficiel comme Erroll Garner, qui, pour moi, était un des plus grands pianistes du 20ème siècle. On a maintenant de grands techniciens, mais on n’entend pas souvent de voix aussi particulières que celles de Dizzy Gillespie ou Charlie Parker. Tout ceux qui ont créé et développé cette industrie, Louis Armstrong, Art Tatum, Erroll Garner, Charlie Parker, Dizzy Gillespie arrivent seulement une fois en un siècle et ça n’est pas très souvent (rires).

Vous pensez que ça n’arrivera plus ?

Cela tient à l’époque dans laquelle on vit. C’est une époque de haute technicité, où la technologie est partout. Avec la technologie, il faut de l’âme. Sans l’esprit intérieur et cette beauté qui accompagne une grande civilisation, on ne peut pas avoir de grandes réalisations. Nous avons une grande technologie, mais nous avons perdu l’esprit. Une chose qui manque dans mon métier, c’est cette grande camaraderie qui a rendu célèbres des gens comme Fats Waller, Sidney Bechet, Ben Webster, Billy Strayhorn. C’était des êtres particuliers qui avaient développé une camaraderie. Lester Young donnait aux gens des noms comme « Lady Day » et ce nom leur restait pour la vie. C’est cette camaraderie qui a créé cette industrie musicale. Il n’y aurait pas d’Elton John s’il n’y avait pas eu de Louis Armstrong, pas de Beatles, ni de David Bowie s’il n’y avait pas eu un Nat Cole. Nat Cole a bâti Capitol Records et l’industrie du disque peut actuellement faire les choses les plus idiotes, tout ce « nonsense », c’est un grand choc culturel. Ils oublient que ce qui a fait cette grande industrie était cette âme, cet esprit et ce grand progrès technique dont j’ai parlé, tout ça ensemble. Sans ces gens, on n’aurait pas la merde qu’on a actuellement, ils ont bâti la route pour toutes ces nullités. Ce n’est pas parce que le Top 50 vend que c’est bien. Le crack est une des choses qui fait le plus d’argent dans le monde, mais ce n’est pas pour ça que c’est bien. Comme cette industrie sait y faire, l’argent promeut cette merde, ce n’est pas pour ça que c’est bien. Nous vivons un grand choc culturel parce que la musique apaise la bête sauvage, mais elle peut aussi la réveiller et c’est ce qu’elle est en train de faire (rires).

Propos recueillis par

Vous pouvez retrouver le texte intégral de cette interview sur le magazine LE JAZZ : http://lejazz.simplenet.com