Pour la première fois, des prix seront décernés aux courts métrages par un jury de professionnels, invités à choisir par leur vote, le « meilleur » réalisateur, monteur, comédien, chef-opérateur… Sur les centaines de courts réalisés en 1997 et 1998, une sélection de 23 films a été effectuée, et c’est d’après cette courte liste, que plus d’un millier de professionnels voteront. En attendant la remise des « Lutins » le 19 juin 1998, le visionnage de ces films nous permet, non pas de dresser un état des lieux de la création dans les courts métrages français, mais plutôt d’évoquer certains films remarqués.


Le projet de proposer une étude précise des thèmes traités par les cinéastes de courts métrages français sur la base de 23 films, se révèle rapidement illusoire. « L’échantillonnage » est trop réduit, et pour prétendre effectuer une analyse fiable, il aurait fallu voir au moins la moitié de la production annuelle, puis dresser des fiches statistiques et thématiques, avant de procéder à des regroupements… En attendant ce travail de longue haleine, nous pouvons nous pencher sur certains des films projetés, tournés ces deux dernières années, qui pour certains d’entre eux ont déjà connu une sortie en salles, et qui tous ont été projetés à la télévision et dans des festivals.

Une éventuelle étude d’ensemble des 23 courts métrages ne se ferait pas par rapport au choix des sujets ou des thèmes abordés, mais plus par la position qu’adopte le cinéaste face à son film. On retrouve en effet chez les cinéastes, dans l’approche des sujets, deux manières évidentes de se positionner dans le traitement du film. Dit grossièrement, on peut avancer que certains cinéastes se mettent en avant en privilégiant une écriture très personnelle, en concevant une mise en scène apparente et en laissant en retrait les personnages. Citons pour cette tendance Ici-bas de Philippe Ramos qui met en scène un curé d’un village vivant une relation amoureuse. Le cinéaste a choisi une forme (commentaire hors-champ quasiment permanent) qui se rapproche plus de la littérature que du cinéma, une mise en scène stylisée, une direction d’acteurs figée. Il se dégage de ce film un évident talent littéraire, mais qui finalement crée une telle distance avec les personnages et l’histoire, que l’on reste hermétique aux questions existentielles que se posent ce curé. Autre film dont le style est mis en avant au détriment de l’humanité des personnages : Le Modèle, film froid de Guillaume Deffontaine, qui met en scène un homme passant son temps à observer et analyser les mouvements de son voisin du dessus. Là aussi, le choix des plans, le commentaire très écrit, la manière de décrire le quotidien de cet homme qui trace sur son plafond les déplacements de son voisin, ne stimulent chez nous aucune émotion et ne cantonnent le film qu’à un exercice très cérébral.

A l’inverse, d’autres cinéastes semblent n’accorder qu’une place secondaire à leur intervention et décident de raconter une histoire de la manière la plus classique qui soit, en faisant confiance au sens du film et aux personnages. Tout doit disparaître de Jean-Marc Moutout et Charles Péguy au lavomatic de Chantal Richard illustrent bien cette idée. Dans le premier, des déménageurs attendent un petit boulot dans un bureau de travail d’intérim et sont appelés à vider des appartements d’expulsés en présence de policiers et de huissiers. Malgré leur sentiment d’indignation, l’obligation de travailler les pousse à se rendre à nouveau dans ce bureau le lendemain, attendre une éventuelle offre d’emploi temporaire. Une seule idée évidente se dégage du film, dont il serait bien difficile de définir le style, dissout dans une volonté de revendication sociale. Charles Péguy au lavomatic met en scène une femme africaine nettoyant le linge de sa famille nombreuse, tout en étant attentive à ses cinq enfants qui apprennent leur leçon. L’aîné apprend un poème de Charles Péguy qu’il récite avec succès à ses proches et à un couple de personnes âgées, mais le lendemain, en cours, il a un trou de mémoire… Cette petite histoire, sans prétention, essaie par des moyens modestes de nous parler de la vie d’une famille d’immigrés en France. Mais là aussi, l’absence de style personnel et d’une réelle consistance dans l’histoire racontée, en fait un film anecdotique au propos louable, en partie efficace, mais qui ne dépasse pas le stade du « mignon » ou du « charmant ».

On voit bien le paradoxe d’un tel discours qui consiste à renvoyer dos à dos les cinéastes qui se mettraient en avant au détriment des personnages et de l’histoire et ceux qui adopteraient une attitude inverse. En fait, il existe une troisième manière qui consiste à trouver un juste équilibre entre ces deux tendances. Il est sur ce point révélateur, à notre sens, que les courts métrages qui se dégagent de l’ensemble de ceux qui concourent aux « Lutins » sont précisément ceux qui ont réussi à trouver un juste milieu : donner une humanité aux personnages, un sens à une histoire racontée avec un style personnel, une mise en scène travaillée.

La Falaise du cinéaste marocain Faouzi Benzaidi, nous permet une transition. Il a récemment été tourné au Maroc. Le réalisateur a décidé de consacrer ce court film à un enfant, qui comme des millions d’autres, est obligé de se débrouiller pour gagner quelques dirhams : peindre les pierres qui font office de tombe après un enterrement, récupérer et voler des bouteilles vides pour les revendre. Benzaidi a choisi de tourner ce film dans un noir et blanc superbe, avec des plans très travaillés, frôlant l’esthétisme vide de sens. Pourtant, le destin de cet enfant nous touche car le réalisateur a probablement réussi à effectuer une synthèse entre drame sociale et beauté des images. Cette synthèse pourrait paraître antinomique si l’on songe aux nombreux films qui choisissent à tout prix une adéquation entre fond et forme.

Parmi les 23 films proposés, 5 se dégagent, dont bien sûr Corps ouverts de Sébastien Lifshitz et Les Pinces à linge de Joël Brisse (voir entretien avec le réalisateur). Lors de sa sortie le 24 juin, Corps ouverts sera accompagné de La Prière de l’écolier de Jean-Julien Chervier, court métrage sur un enfant d’une douzaine d’années qui raconte dans son journal l’amour qu’il voue à une camarade de classe. Vivant seul avec sa mère et les amants différents de celle-ci, il semble refuser le bonheur et hésiter dans son comportement avec ceux qui l’entourent. Léo -comme Rémi dans Corps ouverts– agit plus qu’il ne réfléchit, il est plus qu’il ne joue. Cette volonté de ne rien expliquer, le choix d’une petite histoire drôle, la justesse des seconds rôles et surtout le talent plutôt rare chez le jeune comédien, font de ce film un exemple emblématique d’une synthèse réussie entre fond et forme. Les Pinces à linge de Joël Brisse est riche de sens, qui propose des réflexions pertinentes sur l’utilisation des notions de lumière et d’obscurité. Il a réussi à ne pas utiliser le handicap -la cécité- du personnage (et du comédien prometteur Melchior Beslon) dans des buts simplement sentimentalistes, mais l’a intégré dans cette histoire d’un adolescent et de sa relation amicale avec son ami et Marie Luce, dont il est amoureux.

Avant de tourner Sitcom, François Ozon était déjà le réalisateur d’une filmographie de plusieurs courts métrages et d’un moyen métrage dont deux titres ont été présentés à la sélection des « Lutins » : Robe d’été et Regarde la mer. Ces deux films traitent, sur un ton très différent, du langage des corps. Par le biais de la danse, de la baignade, du sexe ou de l’érotisme, mais aussi celui, plus sombre, de la scatologie et des chairs martyrisées, les personnages de ces histoires ne sont maîtres ni de leurs désirs corporels, ni de leurs émotions : ils vivent plus qu’ils ne pensent.

Dans Une robe d’été, comédie légère rythmée par le Bang Bang de Sheila, un adolescent au corps d’éphèbe et aux tendances homosexuelles se fait draguer sur la plage par une jolie jeune femme. Après l’amour, il est obligé de se vêtir de la robe de celle-ci : on lui a volé ses vêtements. Rentré chez lui, son nouveau costume attise la passion de son jeune compagnon masculin, qui lui fait l’amour sauvagement. Le lendemain, la jeune femme quitte la côte en lui laissant la robe en cadeau, symbole d’une ambivalence sexuelle acceptée. Regarde la mer reprend certains éléments d’Une robe d’été : les vacances, la plage, le départ en bateau, le sexe. Mais il s’agit, à l’inverse, d’un conte cruel : une jeune femme étrange et malsaine fait irruption dans la vie d’une jeune mère anglaise, éveillant chez elle des désirs nouveaux (sexuels en particuliers). Mais cet ange des ténèbres, guettant au début du film sa proie du haut d’un rocher, se découpant sur le ciel comme une gargouille, est bien là pour détruire la vie -par désir nécrophile- : elle prend l’enfant de la jeune femme après l’avoir tuée et mutilée. Avec son traitement simple et limpide (photo, montage, musique, jeu…) et son scénario au rythme inexorable, le film reprend une base connue -l’étranger hostile dans la maison- pour en faire une variante inédite, sombre et perverse, du film de vacances. On peut penser à certains films de Bunuel, comme L’Ange exterminateur ou, plus formellement, aux films de Michael Haneke.

Cette distinction dans les manières d’appréhender la création cinématographique, se retrouve finalement dans les autres actes artistiques, on la retrouve surtout dans le théâtre, où certains metteurs en scène réussissent à merveille le mélange de leur apport, avec la rêverie de l’auteur et le talent des comédiens.

Quel que soient les résultats des « Lutins » (qui comme les autres prix de ce type n’ont aucune valeur artistique ; on sera d’ailleurs curieux de connaître la manière de définir le meilleur décorateur, costumier, producteur… ), cette remise de prix a au moins l’avantage de mettre en avant quelques courts métrages, qui restent -au cas où certains en doutaient encore- une forme à part entière de création cinématographique.

Sébastien Denis et