Coscénariste avec Olivier Assayas des Destinées sentimentales, Jacques Fieschi s’est taillé une solide réputation en matière d’adaptation d’œuvres littéraires. En attendant la sortie de sa dernière collaboration (Sade de Benoît Jacquot le 23 août 2000) et pendant qu’il prépare avec Nicole Garcia la transposition au cinéma de L’Adversaire d’Emmanuel Carrère, il a accepté de revenir sur le travail effectué à partir du roman de Jacques Chardonne.


Chronic’art : Comment et quand avez-vous été associé au projet d’Olivier Assayas ?

Jacques Fieschi : Il m’a impliqué dès le début, il y a 5 ans. On se connaissait un peu, par l’intermédiaire d’André Téchiné avec qui il avait collaboré. De Jacques Chardonne, je connaissais les ouvrages de moralistes, des nouvelles, Claire, Eva… mais pas Les Destinées sentimentales, sa grande œuvre, parue à l’origine en trois tomes. Je l’ai lue, et j’ai tout de suite dit oui. J’ai été séduit par la teneur et l’ambition du projet.

Qu’est ce qui vous avait plu dans le livre ?

Le rapport au temps, d’abord. Comment créer avec ce temps narratif (presque 30 ans) qui constitue un matériau littéraire une durée cinématographique ? Ensuite, je trouve que la dramaturgie de Chardonne est très originale. On a l’impression d’être dans une saga familiale a priori classique, et puis non. Il n’aborde rien de façon frontale. Très souvent, quand il y a de grandes scènes à faire, il ne les traite pas ; il les suggère ou il en montre les conséquences. Et puis, dans la langue de Chardonne, dans son traitement des dialogues, il y a beaucoup d’élégance et de fluidité. Il m’a semblé très vite qu’elle pourrait trouver son équivalent dans un langage cinématographique. On a d’ailleurs repris d’importants passages du livre.

Vous avez déjà écrit des rôles qui ont été interprétés par Emmanuelle Béart (Nelly et monsieur Arnaud) et Isabelle Huppert (L’Ecole de la chair). Avez-vous écrit les personnages de Pauline et Nathalie en pensant à elles ?

Non, puisque au départ ce n’était pas du tout ce casting qui était prévu. Ca devait être Daniel Auteuil et Juliette Binoche dans le rôle de Pauline. Elle a refusé. Emmanuelle Béart est venue après, mais le couple Auteuil-Béart, pour des raisons privées, devenait difficile. Par contre, je voulais lui proposer le rôle de Nathalie. Dans le genre poupée fanatique, elle aurait été très bien. Elle a lu le scénario, elle a dit d’accord, mais pour Pauline. Le film a pris du retard, puis finalement on est revenu vers Emmanuelle Béart dans le rôle de Pauline. Charles Berling s’est joint au projet à ce moment-là. Quant à Isabelle Huppert, Olivier Assayas voulait la faire tourner depuis longtemps.

Avez-vous été surpris par la façon dont vos dialogues ont été apprivoisés par les comédiens ? Je pense par exemple à la diction volontairement maladroite d’Emmanuelle Béart, au début, quand elle est gênée face à Jean…

Rien ne m’a choqué, mais j’ai été surpris par ce qu’Isabelle Huppert a fait du personnage de Nathalie. Ce décalage me semble très beau, fructueux et singulier. Je trouve au final toute l’interprétation magnifique, c’est le meilleur casting possible. Charles Berling a une vérité profonde et Emmanuelle une fraîcheur qui lui permet de jouer tous les âges de la vie.

Quels ont été vos critères dans le choix des ellipses et des ajouts par rapport au roman ?

Nous avons essayé de respecter cette coulée temporelle qui nous emmène sur 30 ans. Dans ce sens, nous étions aidés par la trame du couple. Dans une saga événementielle, il y a des gens qui meurent, qui apparaissent, c’est beaucoup plus heurté. Là, il y a cette « coulée » amoureuse qui traverse le film et fait son unité. Nous avons quand même accentué la dramaturgie. Par exemple, je voulais absolument faire une scène de retrouvailles entre Jean et Nathalie dans l’église. Elle n’existe pas dans le livre. Je me suis dit : « Ces gens-là ne se retrouveront jamais ? Il n’y aura aucun accomplissement, même dans l’échec ? » Et puis, je voulais donner une autre dimension à Nathalie, qu’elle ne soit pas simplement murée dans un refus obsessionnel. Quelque chose se détend en elle, elle accepte une ouverture dans sa vie.

Dans le livre, Nathalie reste pendant longtemps un fantôme, une personne dont on parle souvent mais qui n’a pas de visage…

C’est pour ça que j’ai proposé à Olivier de commencer le film par la rupture entre Jean et Nathalie. C’est ce qui a structuré la première partie : le départ de Nathalie, son retour, à nouveau marqué par l’échec, puis le départ de Jean.

Une simple image très importante a été rajoutée dans la scène du bal, au début : Pauline aperçoit Jean à travers une fenêtre. C’est presque un coup de foudre…

Ca aussi, c’est une façon de donner des arêtes plus vives à la dramaturgie. Dans le livre, Jean n’est pas au bal.

Dans la troisième partie, le film fait le portrait de Jean Barnery en patron implacable, briseur de grève. Vous n’aviez pas peur de le rendre antipathique ?

Ce n’est pas très politiquement correct, c’est vrai mais il y a un cheminement existentiel chez Jean Barnery. Il renonce d’abord à être héritier, il devient pasteur. Puis il délaisse ce choix de vie, il donne tout son argent à sa femme et vit dans une chambre modeste. Ensuite, il suit l’appel de son milieu, qui passe à travers le personnage de sa cousine, Julie Desca qui, en tant que femme, ne peut pas diriger la fabrique. Jean est rattrapé par le démon de l’ambition. C’est la différence fondamentale entre l’homme et la femme à cette époque-là. Le choix se fait, mais avec cette lucidité terrible de Chardonne : « Je serai l’homme le plus haï de Limoges. » Il assume son caractère très dur de patron, au sens réaliste du terme. Le risque de le rendre antipathique existait, oui, mais on ne voulait pas édulcorer son personnage.

Avez-vous tenté d’apporter des éléments contemporains dans ce récit qui appartient au passé ?

Nous sommes restés fidèles au monde de Chardonne : noir et profondément nihiliste. Le film est vu du côté de la bourgeoisie, qui est consciente de se trouver dans une impasse. Jean fait partie de cette classe dirigeante qui a encore une esthétique, et Chardonne montre comment cette exigence devient impraticable dans un monde moderne. Jean essaiera de perpétrer le sens de la qualité avec le service ivoire, mais ça devient un luxe impossible. Une sorte de « realpolitik » interdit cela. Il court à une ruine qu’il avait programmée. Jean cherche une beauté du geste, de l’accomplissement qui n’a plus lieu d’être à ce moment. Il reste un rêveur, un personnage de l’échec.

Le film essaie de retranscrire concrètement cette esthétique de la perfection artisanale, jusque dans la subtilité des sons…

Oui, cette recherche était présente dès la préparation du scénario. On a arpenté la Charente, on a rencontré des gens de Chai, ce qui reste de la porcelaine de Limoges. J’aime d’ailleurs beaucoup le rendu, l’élégance de la mise en scène d’Olivier Assayas. Il est allé aussi loin que le cinéma le lui permettait dans un rapport sensuel, physique aux objets d’art. La couleur du Cognac, le toucher, la dégustation…

Ce travail minutieux n’a pas été vraiment reconnu à Cannes…

On a été un peu déçu, c’est vrai, mais dans le contexte d’un cinéma coup de poing, qui vous viole, la brutalité l’emporte sur la complexité. Une modernité plus secrète, mais non moins réelle, ne saute pas aux yeux.

Propos recueillis par

Lire notre critique des Destinées sentimentales
Voir notre entretien avec Olivier Assayas

La collection « Petite Bibliothèque » des Cahiers du Cinéma publie le scénario original, accompagné d’une longue introduction d’Olivier Assayas, et de ses commentaires scène par scène. L’ensemble constitue une somme de réflexions passionnantes.