Le nouveau cinéma espagnol semble avoir trouvé un genre de prédilection : le thriller. Après Alejandro Amenabar, Mateo Gil, le coscénariste d’Ouvre les yeux, réalise à son tour avec Jeu de rôles, un brillant thriller sur fond de semaine sainte à Séville. Rencontre avec un jeune cinéaste, dont le premier film a remporté, avec près d’un million et demi de spectateurs, un succès phénoménal en Espagne.


Chronic’art : Jeu de rôles est votre premier film. Mais quel a été votre parcours ?

Mateo Gil : J’ai pas mal travaillé dans le court métrage, j’en ai réalisés quelques-uns et j’ai été cadreur-directeur de la photo sur de nombreux autres courts. Quant à ma collaboration avec Alejandro Amenabar, elle concerne surtout Ouvre les yeux (1997). Il paraît que nous avons écrit ensemble Tesis (1996), mais c’est faux. Il est l’unique auteur du scénario, je l’ai juste aidé à trouver le sujet, quelques idées. Par contre, nous avons effectivement écrit à deux son film suivant, Ouvre les yeux. Après, il y a eu Jeu de rôles. A l’origine, j’avais été engagé uniquement pour adapter le roman de Juan Bonilla, « Nadie conoce a nadie » (titre original du film, ndlr), mais les choses ont évolué et j’ai fini par également réaliser le film.

Avec Julio Medem, Alex de la Iglesia, Alejandro Amenabar et tant d’autres, vous faites partie de ce qu’on appelle communément « la nouvelle génération du cinéma espagnol ».

Julio Medem et Alex de la Iglesia sont des réalisateurs plus qu’expérimentés, ils ont déjà fait pas mal de films. Mais, effectivement, depuis quelques années est apparu un nombre impressionnant de nouveaux jeunes cinéastes. Je crois que ce phénomène qui date plus ou moins de Tesis est en partie dû à l’existence de nouvelles subventions en faveur des premiers films. Et si mon film n’a pas reçu de subventions, il a tout de même bénéficié de ce nouveau climat de confiance en faveur du jeune cinéma espagnol. Cependant, même si j’ai travaillé avec Amenabar, je ne crois pas faire partie de cette génération ; mon film est postérieur à tout ce phénomène. Je pense que j’appartiens à la génération d’après !

Alors que vous aviez écrit un scénario original avec Alejandro Amenabar pour Ouvre les yeux, vous choisissez pour votre premier film d’adapter un livre. Pourquoi ?

Au départ je ne savais pas que j’allais faire le film, je devais juste en écrire le scénario. Ce n’est donc pas vraiment un choix conscient de ma part, c’est plutôt les circonstances qui ont choisi pour moi.

L’histoire n’est pas de vous, mais le film présente pourtant de nombreuses similitudes avec celui d’Amenabar, Ouvre les yeux.

Bien sûr, car si les producteurs m’ont contacté pour l’adaptation du livre, c’est parce qu’ils avaient l’intention de faire un thriller dans la lignée du travail d’Amenabar. J’admire énormément Amenabar et j’aime beaucoup son cinéma, je suppose que ça se voit dans mon film. Ca ne veut pas dire que dans le futur je ne réaliserai pas des films totalement différents. Il est quand même évident que nous avons beaucoup de choses en commun.

Notamment l’acteur Eduardo Noriega, présent dans ses films et dans le vôtre. De plus, la musique de votre film est composée par A. Amenabar.

C’est aussi une question d’amitié ; on fait tous partie du même groupe. En ce qui concerne E. Noriega, j’avais déjà travaillé avec lui, je l’ai notamment dirigé dans deux de mes courts métrages. D’une certaine manière, tout du moins cinématographiquement parlant, nous avons grandi ensemble. Il est un acteur sur lequel on peut vraiment compter, c’est un très bon interprète, mais, en plus, il vous aide sur un tournage. Il m’a été d’un grand soutien durant celui de Jeu de rôles. A l’heure actuelle, en Espagne, c’est un acteur que tous les réalisateurs s’arrachent.
Quant à A. Amenabar, j’aime beaucoup la musique qu’il compose, particulièrement pour ce genre de films, le thriller. A un moment donné, il a cru ne pas pouvoir s’en occuper en raison de ses divers engagements, et je vous avoue que j’étais perdu, je ne savais pas quoi faire sans lui.
Votre film se déroule à Séville mais vous n’exploitez jamais le côté folklorique de la ville, vous la filmez au contraire comme un immense terrain de jeu, un échiquier.

En effet, j’ai fait ce que j’ai pu pour aller dans ce sens, je voulais aller beaucoup plus loin, mais je n’en ai pas eu les moyens. Ainsi, par exemple, pour casser l’imagerie traditionnelle de la ville, j’ai travaillé l’éclairage des scènes en extérieur pour donner l’impression d’un temps perpétuellement couvert, nuageux, chose tout à fait inhabituelle à Séville. D’un point de vue architectural, c’est une ville passionnante, tous les styles y sont mélangés et parfaitement intégrés, l’ancien, le moderne. De plus, la ville m’offrait les bâtiments de l’exposition universelle de 1992. Quand je suis allé y faire des repérages, l’endroit était pratiquement désert, ça faisait presque peur. C’est un lieu très particulier, très visuel.

Les vastes vues aériennes qui traversent le film à diverses reprises contribuent également à cette vision d’une ville appréhendée comme un plateau de jeu.

Bien sûr, j’aurais voulu que le parallèle entre les deux soit encore plus patent. Idéalement, les prises de vue aériennes et celles qui filment la maquette de la ville devaient être absolument identiques. Mais c’est une idée très difficile à mettre en œuvre et je n’y suis pas parvenu.

L’ensemble du film est empreint de l’univers du jeu. Simon (E. Noriega) est un auteur de mots croisés, il joue aux échecs et vous-même jouez constamment avec le spectateur.

Oui, mais ça ne va pas plus loin que ça. Le thème du film n’est pas le jeu de rôle, celui-ci n’est qu’un prétexte pour parler d’autre chose. Ce qui m’intéressait avant tout, c’était de parler de personnages qui n’ont plus foi en rien, qui ne croient plus en rien, ni en la religion, ni en la politique, ni en la famille, etc. Et c’est pour ça qu’ils créent ce jeu terrible.

Dans le film, vous jouez aussi sur la confusion entre la réalité et la fiction, le caractère mensonger des apparences. Je pense en particulier à cette scène où vous parvenez à nous persuader que Simon va mourir alors que l’on sait très bien dans le même temps qu’on lui tire dessus avec des armes factices.

Effectivement. D’un point de vue beaucoup plus pragmatique il fallait bien à un moment ou un autre du film montrer le jeu, montrer au spectateur qu’il existait bel et bien. Mon but était également de déconcerter le spectateur, de le déstabiliser, que la frontière entre la réalité et le jeu soit la plus mince possible.

Que pensez-vous de ce débat qui resurgit régulièrement à propos de l’influence qu’auraient le cinéma et les jeux vidéo sur les comportements ?

Je pense que la télévision influe sur le comportement des gens mais elle en est également le produit, chacun se nourrit de l’autre. Peut-être que la télévision et le cinéma sont à l’origine de comportements violents mais ils sont loin d’en être la seule cause. Un père violent, une éducation violente, de nombreux facteurs conduisent à la violence. Accuser la télévision et le cinéma c’est ridicule, on s’en prend aux symptômes alors qu’il faudrait aller à la racine du mal. Durant la semaine sainte qui a suivi la sortie du film en Espagne, il s’est passé des phénomènes étranges. La ville a été prise de mouvements de panique, les gens ont commencé à courir sans aucune raison dans les rues, il y a eu plusieurs blessés. Les médias n’ont parlé que de ça pendant deux semaines. On n’a jamais su ce qui s’était passé et il fallait bien trouver un coupable. Du coup, on a accusé le film d’en être la cause. On a dit que les gens avaient essayé d’imiter le film. J’ai refusé de répondre à la presse car je ne me considère en aucun cas comme responsable.

La traduction française du titre ne dévoile-t-elle pas un peu trop le film (le titre espagnol traduit littéralement est « Personne ne connaît personne ») ?

Ce titre est très, trop explicite. Il révèle immédiatement ce qu’on ne devrait apprendre qu’à la moitié du film. Mais c’est une décision qui appartient aux distributeurs. Ils tentent de vendre un film d’un réalisateur inconnu, avec un acteur inconnu ; c’est un moyen comme un autre pour appâter le spectateur. Personnellement, je n’aurais évidemment pas fait ce choix.

Propos recueillis par

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