Artisan trois étoiles, voilà à peu près l’horizon où se tient aujourd’hui Bryan Singer. Une surprise inespérée de la part d’un cinéaste qui s’est peu à peu libéré du boulet Usual suspects, arnaque typiquement nineties, pour se replier humblement dans le film-culte acnéique (les X-Men) et enfin livrer un très beau film (Superman returns). A première vue, Walkyrie pourrait être le Soldat Ryan ou le Schindler de ce petit Spielberg : gros sujet historique (du lourd : la tentative de coup d’Etat contre Hitler par une poignée de généraux allemands en 1944), mise en scène au cordeau, intrigue boule-de-neige et roulements de tambours. Ce recours à l’archaïsme du film de guerre comme on n’en fait plus est plutôt salutaire et confirme le talent d’artificier non dénué d’élégance du cinéaste. La grande surprise de Walkyrie tient avant tout dans l’humilité de ses enjeux : loin de l’interminable fresque à Oscars redoutée (ou du Black book du pauvre qu’il aurait pu être), Singer s’en remet à une sorte de revisitation de l’Histoire par le petit bout de la lorgnette qui se concentre uniquement sur une accumulation de détails s’assemblant sur le principe marabout-bout de ficelle. Repli vers le pragmatisme et la concrétion auquel Walkyrie doit ses deux points forts : l’une des plus impressionnantes séquences de coup d’Etat jamais filmées et, surtout, un équilibre formidable maintenu entre chronique historique au premier degré et vertige de l’uchronie (toute la mise en scène repose sur cette fabuleuse menace : une séquence de trop, et le film bascule dans le délire).

On voit en quoi la science un peu roublarde de roi du puzzle du cinéaste d’Usual suspects, tout entière projetée dans cette intrigue de grand complot au service du Bien, permet à Singer de se déshabiller de son costume de Méphisto du dimanche pour se sublimer en une sorte de plan objectif de mise en scène, presque l’élaboration d’un programme poétique. Le « truc », puisqu’il en faut un, demeure bien sûr l’échec programmé qui pèse sur le film (le foirage de l’opération Walkyrie) et menace à chaque instant de faire s’effondrer l’édifice de son suspense. Autrement dit : tout le récit peut être assimilé à une débauche d’énergie dépensée en pure perte, une sorte de fragile cathédrale posée sur le vide. Dans ce cadre, Singer excelle à grossir le moindre détail trivial (objet-parasite, seconde de retard) susceptible de tout anéantir ou de tout relancer, opposant la quincaillerie trébuchante du film de guerre à cet horizon d’onirisme interdit. Là réside son tour de force – se tenir à un frisson de l’uchronie et croire jusqu’au bout dans une issue qui, le temps d’un crescendo de séquences au bord de l’affabulation fantastique, entraîne le spectateur dans une euphorie promise à la plus tragique des gueules de bois. Pendant plus de vingt minutes – de la fuite du bunker que Stauffenberg vient de faire exploser à la reprise en main d’Hitler – Walkyrie touche ainsi une forme d’idéal du spectacle hollywoodien (l’attirance un peu mégalo pour la séquence impossible, absolue, qui changerait le cours du monde), se tenant dans une sorte d’interrègne grisant de la fiction, sur le fil du grotesque et du sublime, dans l’écart infinitésimal qui sépare l’événement rêvé de son envers froidement historique. A cet instant, Tom Cruise, fulgurant d’ambiguïté en contre-Führer, est prodigieux. Sa raideur irréelle, ce regard d’acier dans lequel s’embrase un Berlin d’apocalypse contiennent toute la triste réversibilité du film (un pur programme sur lequel butent mille promesses) et ce bouillonnement d’intensité contenue, promise au néant, autour duquel s’enroule sa beauté.