Au bout de ce film difficile et beau, tandis que défile le générique, Kechiche a glissé une séquence ramenée des archives de L’INA. C’est un court reportage télé : en 2002, la Vénus hottentote regagnait sa terre natale, sa dépouille jusque-là reléguée dans les réserves du Musée de l’homme faisait route vers l’Afrique du Sud. Ce rajout – c’est le mot, vraiment – fait un drôle d’effet. Un peu inélégant, il donne surtout l’impression qu’in extremis le film devient ce qu’il avait réussi jusqu’ici à ne pas être, une leçon d’histoire à l’usage du présent. C’était un écueil possible, et une hypothèse permise par la pente édifiante (pas la plus passionnante) du cinéma de Kechiche, dont on pouvait craindre qu’en troquant la sociologie pour l’histoire, elle n’égare l’énergie brute, le principe d’endurance qui faisait le prix de La Graine et le mulet. A cette crainte, Vénus noire apporte un démenti qui est presque suicidaire. C’est comme si ce principe d’endurance ici s’appliquait au film entier, mais en l’espèce d’une boucle répétée jusqu’à l’écœurement, niant assez courageusement l’horizon facilement fédérateur qu’un tel récit semblait promettre.

S’il est maladroit, c’est peut-être que ce moment INA résume un peu lourdement ce qui était le projet de Kechiche. Ramener Saartjie Baartman chez elle, cela veut dire la rendre à son histoire, lui donner le récit qu’avait dérobé son destin d’objet de fascination raciste pour l’Europe, raconter l’histoire que ne résume pas le moulage de plâtre que fit d’elle, à sa mort, le Muséum d’histoire naturelle. Le film commence là, un peu comme commençait Elephant Man : devant un parterre de scientifiques, Georges Cuvier s’apprête à révéler le moulage, préservé sous un voile blanc. Mais, levant le voile, Kechiche n’éclaire pas vraiment le destin de la Vénus, en tout cas pas à la manière traditionnelle du biopic. Pour approcher Saartjie Baartman, Kechiche oblige à en passer par le long corridor de regards à quoi elle même fut contrainte: badauds des cirques de monstres, scientifiques, libertins, tous ces regards faussement divers et unanimement tournés vers un spectacle auquel le film, en leur gênante compagnie, nous condamne. Pas facile dans ces conditions de percer le secret de la Vénus, d’autant que le film respecte jusqu’au bout son vœu de n’en rien révéler. Et quand, par deux fois, elle consent à se raconter un peu (à peine apprend-on qu’en Afrique, elle a eu un enfant, et que cet enfant est mort), c’est qu’on l’y a forcé, comme on la force finalement à dévoiler son sexe difforme vers quoi tous les regards voudraient se tourner.

Pour organiser la revanche de Saartjie Baartman, Kechiche refuse donc le confort du récit pour explorer une voie plus âpre, moins aimable, de pure mise en scène. C’est une revanche plus brutale, qui consiste à retourner contre le public de la Vénus son propre regard, à le disséquer à son tour. D’abord (dans le cirque de monstres londonien où l’exhibition est rejouée plusieurs fois in extenso), c’est un procédé qui rebute un peu, parce que Kechiche a tendance à charger légèrement le tableau. Face à la peau lisse et au beau regard inquiet de la Vénus, c’est un festival de sales gueules : nez luisants, horribles trognes ricanantes, gueules infâmes de prolos blancs contre la gracieuse Hottentote. Ce défilé en rappelle un autre, celui gratiné des petits bourgeois au banquet de La Graine et le mulet, c’est-à-dire une tendance de Kechiche, un peu lourde, à la satire. Mais le film, sur la durée, est plus fin que ça.

D’abord parce que le regard de la Vénus intéresse aussi Kechiche, qui va y chercher, plutôt que le martyre d’un monstre, le drame plus ambigu d’une artiste – derrière ce regard opaque et tragique, c’est le drame d’une comédienne à qui, simplement, on n’a pas donné le rôle qu’elle aurait voulu, ni le public qu’elle méritait. Ensuite parce que ce spectacle exténuant, cette spirale de regards où le film s’engouffre (après les spirales de voix de L’Esquive ou La Graine), ne s’épuise jamais vraiment. Dans La Graine et le mulet, le morceau de bravoure final (danse et course, ensemble) tenait sur une forme de suspense, sur l’angoissante promesse d’une exténuation. Si Vénus noire à la fois dérange et fascine, c’est qu’il est clair très vite que le spectacle est condamné à ne jamais s’épuiser, que des cirques de monstre au Muséum, le martyre de la Vénus est un martyre à plat, intense en même temps qu’effroyablement régulier. Qu’importe alors si le film, dans ce cadre qui l’emmène aux confins de l’installation, se laisse parfois déborder par son programme (certaines parties sont, simplement, trop longues) : ce refus borné de la dramaturgie est d’une admirable audace.