Pour son troisième long-métrage, salué au dernier festival de Cannes par un kit de récompenses -le grand prix et le double prix d’interprétation masculine-, Nuri Bilge Ceylan a choisi le pari difficile et risqué de la fiction déceptive. Pendant 1h50, Uzak déroule en effet un récit qui fait quasiment du surplace, sans saillies et sans vrais décollages, laissant le temps de l’horloge -celle des personnages et du spectateur- investir la perception, créer un lieu hors-temps narratif où les choses et les événements finissent par marquer par leur ordinaire et leur banal. Quelque chose se creuse durant le temps de la projection, quelque chose qui n’en finit pas d’évider le scénario, de contourner l’intérêt attendu qu’on voulait y trouver. Ce n’est pas qu’il ne se passe rien dans Uzak, bien au contraire, et il ne faudrait pas supposer de ce qui précède une pose esthète facile, à coup de longs plans-séquences, façon Angelopoulos dernière manière ; c’est plutôt que la tristesse qui gagne le spectateur, la mélancolie qui sourd des plans et de leur enchaînement semble irrémédiablement venir d’une fondamentale incapacité d’être heureux qui est le grand sujet du film, un grand sujet tout court qu’Uzak traite magnifiquement.

Comme l’indique son titre-programme -« Uzak » veut dire « distant », « lointain »- le film fait dériver le manque de bonheur de l’impossibilité de toucher au réel, plus précisément d’avoir une relation qui ne soit pas neutre avec lui. Etre loin des choses et des êtres, c’est se priver d’en jouir ; la beauté d’Uzak est de faire de cette distance, de cette proximité impossible le moteur radical du récit, qui s’empare de tout. On peut ainsi voir dans la situation initiale du scénario -A Istambul, un photographe accueille dans son appartement un jeune cousin venu de la campagne pour trouver du travail- comme une mise à l’épreuve pour les personnages, selon une hypothèse presque scientifique : comment s’échangent deux solitudes ? Et la réponse, pessimiste, ne tarde pas, qui va aller crescendo jusqu’à la fin : elles ne s’échangent rien d’autres que du convenu et de la politesse, un échange de façade, lisse et sans enjeux. Il entre même dans cette relation nulle, une bonne dose de méchanceté unilatérale, où la solitude se convainc de son bon droit et de son confort malheureux, comme dans ce moment où celui qui reçoit, range dans un placard les chaussures de son invité à cause de l’odeur. Ne pas se sentir : cette expression de la haine, du rejet de l’autre est au coeur d’Uzak, au propre comme au figuré.

La mise en scène et le récit du film donnent à voir cet éloignement et cette incapacité à toucher le réel à tous les niveaux, depuis l’espace de l’appartement montré comme une enfilade de pièces cloisonnées, espace de non-vie organisé par la maniaquerie démiurgique de son propriétaire, jusqu’à l’errance de Yusuf dans la ville enneigée, la neige donnant à Istanbul un caractère fantastique presque irréel, en passant par la vaine filature d’une jeune femme dans un centre commercial qui se termine par une sorte de « non-lieu », le geste de drague initial et courageux étant gagné par un anonymat généralisé, « neutralisé » par le poids du fonctionnement monotone du quotidien. Rien d’étonnant à ce que le personnage principal soit photographe. Hier plaque sensible de ce réel, il est le premier à subir avec violence son retirement, comme dans ce moment où, malgré la beauté sublime du paysage, il rate la séance photo. Rien d’étonnant non plus à ce que Tarkovski soit l’horizon esthétique, et du personnage, et du film (il y est cité à trois reprises) : si le cinéaste russe est le poète d’un désir enfin retrouvé dans la fusion avec la nature et les choses, Ceylan réalise le film du désir « à distance », enfoui quelque part sous la condition inconfortable et idiote de l’homme moderne : celui-ci fait semblant de regarder Stalker de Tarkovski mais mate en cachette un mauvais porno. Cette scène du film est plus qu’un gag. C’est son résumé. Un désarroi de plus.