C’est une histoire d’extraterrestre, si l’on veut, mais c’est avant tout la vie d’un œil. Cet oeil naît en même temps que le film, d’un néant qui se donne comme une étrange fabrique : une forme émerge doucement, lisse et ronde, manufacturée par une main invisible jusqu’à former un iris parfaitement centré dans le cadre. À l’autre bout, rempli d’images, l’oeil finira aveuglé, recouvert d’un linceul de lumière blanche où se déposent à la fois le générique et des flocons pareillement blancs, s’échouant un à un en faisant un bruit infinitésimal. L’ image, qui clôt le film, est sublime : on dirait qu’il cherche alors à filmer l’extrême épuisement de la sensation, le plus petit résidu de matière qu’il soit donné à un film (à un oeil) d’enregistrer. Ce parcours, qui va de la naissance d’une forme à l’étiolement radical de la matière, en rappelle un autre. Il y a presque un an, Leviathan se refermait déjà sur le flottement d’une poussière résiduelle, pareille à celle qui cerne aujourd’hui le visage de Scarlett Johansson sur l’affiche d’Under the skin. Et cela n’a rien d’étonnant puisque le film pratiquait le même genre de strip-tease, avec l’identique ambition de rendre à la machine cinéma ses pouvoirs les plus archaïques – cette faculté de « rendre l’étonnement à notre regard » dont parlait Epstein. Rendre l’étonnement, et donc rendre le regard tout court, en racontant la vie d’un œil : c’est le programme d’Under the skin, et c’est à la fois le programme le plus simple, le plus puissant, et le plus essentiel qui soit.

À ce programme, le spectateur est-il convenablement préparé par la promotion du film ? Oui et non. Attiré par la promesse du strip tease d’une star hollywoodienne, il sera peut-être surpris de voir cette promesse tenue au-delà de ses espérances, et l’effeuillage poussé jusqu’au traité d’anatomie, laissant Scarlett Johansson plus nue que nue, pareille à un écorché de Vésale. Il le sera plus encore de se découvrir lui-même, au sortir de la projection, mis à nu, jeté sur le trottoir comme un paquet de nerfs à vifs, encore ruisselant du bain de beauté et de terreur où l’aura plongé le film. En cela, on ne peut pas reprocher à la promotion de mentir. Non seulement Johansson se met à nu dans Under the skin (à la fois littéralement et parce qu’elle glisse de son Olympe vers un sous-sol rugueux, expérimental et semi-documentaire), mais tout le film suit sans interruption ce protocole de dénudation.

C’est d’ailleurs à peu près tout ce que l’histoire raconte : à Glasgow ou dans ses environs sauvages, une étrangère à qui le monde lui-même paraît nu et qui commence par déshabiller une autre femme, invite des hommes à la suivre dans son van et à se déshabiller en même temps qu’elle, tandis qu’ils plongent sans retour, pauvres bougres, dans une mélasse noire qui est peut-être la figuration d’un fameux continent freudien. C’est là qu’une deuxième mise à nu commence. Parce que le strip-tease qu’Under the skin propose à son spectateur le fait remonter plus loin que ça. Le bout de son voyage, c’est l’infans, ce corps d’avant le langage, offert tout entier à la sensation et que parfois le cinéma, quand il sait quoi faire de sa chimie incendiaire, fait ressurgir sur les cendres du spectateur adulte. Une image en fait le portrait dans Under the skin, et c’est l’image la plus saisissante, la plus belle et abominable qu’il vous sera donné de voir avant longtemps : sur une plage de galets où vient s’abattre un océan furieux, un tout jeune enfant est laissé seul, la nuit, abandonné à ses cris et aux sensations trop fortes, insoutenables, que font peser sur lui la terreur de l’abandon, le hurlement des vagues, l’étreinte du noir – le monde tout entier qui est en train de l’engloutir. Under the skin se serait-il contenté de ce plan, ce serait déjà un film merveilleux.

Comme tous les grands films sur la nuit, Under the skin plonge ainsi, avant tout, dans la nuit de l’esprit, dans ces recoins où le monde se donne sous la forme d’une expérience aussi intense qu’informe. C’est la même nuit où, il y a quinze ans, plongeait Philippe Grandrieux en tournant Sombre, avec lequel Under the skin entretient un étonnant dialogue – d’autant plus étonnant que la manière pointilleuse, sensiblement kubrickienne, de Glazer (pour en savoir plus sur sa méthode, lire notre entretien), est aux antipodes de celle de Grandrieux, et que Glazer, à qui l’on a posé la question, dit n’avoir jamais vu ce film. On pense pourtant à Sombre quand, au début d’Under the skin, revient presque à l’identique une route cernée de montagnes sous-exposées et plombées par un ciel poisseux. On y pense devant l’image du nourrisson sur la plage, qui ne dit rien de plus et rien de moins que le sublime travelling glissant chez Grandrieux sur les visages d’enfants réunis devant un spectacle de Guignol. On y pense parce que le film, à sa manière, exauce pleinement le vœu formulé par Grandrieux à la même époque, dans un texte écrit alors pour les Cahiers du cinéma, où il invitait le cinéma à « ouvrir la nuit du corps », et annonçait : « L’avenir du cinéma, c’est l’enfance, son éblouissement, sa brutalité, le monde qui recommence… ». On y pense surtout parce qu’entre le Jean de Sombre et l’alien d’Under the skin, c’est la même histoire de prédateur sexuel, à qui l’une de ses proies ouvre l’hypothèse de la grâce. On y pense enfin parce que, pour les hommes d’Under the skin comme pour le prédateur de Sombre, on n’approche le sexe des femmes que pour retourner dans leur ventre.

C’est le sort des victimes de Scarlett Johansson, qui la suivent pour franchir une porte qui est à chaque fois un sexe béant, et pour, dans la pénombre, revenir à la matrice, flotter comme des embryons à l’aube de la sensation. L’alien elle-même, d’ailleurs, essaiera en vain de suivre le même trajet à la fin du film, repliée en fœtus, belle au bois dormant, dans un décor de conte. Il est frappant, quoiqu’assez logique, de constater que tous ces films, Sombre, Leviathan et Under the skin, suivent leur horizon de sidération en faisant le même trajet vers la mère (le bateau de Leviathan était lui-même un ventre gigantesque, livré sans relâche au même accouchement sanguinolent). Et que tous, bien entendu, et comme Epstein, filment la mer – que l’on pense encore à Dumont qui fait, en partie au moins, une semblable quête, laquelle l’a mené du sexe courbetien de L’humanité à l’océan de Hors Satan.

Une autre image dit ce retour à l’origine, avec une force peu commune : finalement relâché par la prédatrice, un homme à la tête difforme, si grosse qu’elle le fait ressembler à un nourrisson gigantesque, titube dans la campagne, à l’aube. Under the skin est plein de ces images sidérantes, qui ne sidèrent pas seulement parce qu’elles proposent des agencements inouïs (il faut dire aussi combien le sound design est remarquable), mais parce que ces agencements sont autant de moyens d’exprimer des choses à la fois très simples et vertigineuses. Mais attention : Under the skin vaut plus que la somme de ces images. C’est tout sauf un film d’imagier, jamais la nécessité interne d’une image n’y prévaut sur le déroulement du récit, et jamais il ne vire à la démonstration de force en dépit de ses inventions formelles (et techniques) admirables – et d’ailleurs la disparition de la première victime, dans une simple ellipse, est peut-être la plus forte de toutes. Il lui en faudrait peu pour se hisser tout à fait aux hauteurs, vertigineuses, que pointe son ambition. Il fléchit légèrement dans son dernier tiers, où il se replie complètement du côté de la fable et des archétypes – et c’est une fable un peu convenue, qui débranche trop violemment le spectateur du cordon de sensation par quoi il le tenait jusque-là. On n’en reste pas moins bouleversé de reconnaissance devant ce film littéralement estomaquant, qui rend au cinéma ses pouvoirs les plus déterminants.