On avait eu le plaisir, il y a un an, de découvrir et de s’enthousiasmer pour une géniale trilogie coréenne réalisée par Hong Sang-soo, Le Jour où le cochon est tombé dans le puits, Le Pouvoir de la province Kangwon et La Vierge mise à nue par ses prétendants. Ce Turning Gate, en toute clarté, vient confirmer l’évidence, on n’avait pas rêvé et HSS est bien un grand cinéaste. En toute clarté aussi le film impose sa musique, son architecture, cousines des autres films mais différentes. Si HSS reconduit le découpage du récit en chapitres (titres plats, en blanc sur fond vert fluo), la fulgurante composition à l’oeuvre dans la trilogie -des dispositifs logiques et aléatoires, démantibulées et nécessaires- n’a plus vraiment cours ici. La narration est simple, qui promène son personnage principal Kim Sang-kyung, un acteur en rade, d’un lieu, d’un corps, d’une scène à d’autres. Parti en province rendre visite à un vieil ami, le jeune homme rencontre une danseuse qui s’éprend de lui, puis, sur le chemin du retour, une autre femme dont il tombe amoureux. Tout cela, au fond, importe peu. Il n’est qu’à voir comment HSS désamorce par une sorte de burlesque de répétition ce qui pourrait bêtement faire office de « message » du film : « même s’il est difficile d’être humain, essayons de ne pas devenir des monstres » entend-on trois fois. Ce n’est certes pas le message d’un film qui ne brandit comme étendard que sa discrète et surpuissante singularité. Mais la manière dont elle est prononcée, entendue, répétée raconte exactement les personnages et le cinéma de HSS tout entier. Elle surgit au moment où on l’attend le moins, prenant tout le monde de vitesse et au dépourvu : le spectateur, celui qui l’entend et surtout celui qui la dit, presque malgré lui. C’est la clé : sentiment de distance, d’étonnement, de confusion, d’étrangeté de soi à soi, que le film explore à la moindre image. Pas de confessions existentielles ici, seulement des scènes dont la banalité est transpercée de tous côtés par cette perplexité, cet indicible malaise ouvrant sur une drôlerie embuée.

Les scènes, donc. On a déjà dit que les scènes de coït et de beuverie étaient les deux situations reines chez HSS, grand cinéaste éthylique. Turning gate en regorge moins que les autres films, mais elles sont tout aussi stupéfiantes. Le petit peuple trouble de HSS, cette troupe de vagabonds ivres, s’y retrouve pour éprouver ensemble, autour d’un repas arrosé ou sous la couette, ce bizarre sentiment de décalage, de vie parallèle. Impression d’assister à une parade de clowns involontaires, saisie au vol par des plans fixes d’une incroyable intensité. Pas de désespérance du corps, les filles sont belles et Kim séduit. Pas de répartition forcenée des affects non plus, tout se passe et tout advient selon la régence absolue d’un secret que le film se refuse à livrer. A quoi riment ces scènes flottantes où les personnages enfarinés se frottent, cèdent parfois à des pulsions inconnues ou en reviennent à l’évidence sentimentale sans se rendre compte qu’ils nagent dans l’incertitude absolue ? La profonde surprise que le film distille de bout en bout -avec une sorte de figement débonnaire, un pouvoir de fascination transparent, une jouissive tranquillité tordue-, se livre telle quelle, nue, frontale, sans souci d’ébahir un spectateur de toutes façons assez grand pour repérer ce que le film possède de charme insistant et de silence occulte. Cela s’appelle l’étrange, et le prochain Bellocchio (en salle le 4 février 2004) viendra lui aussi prouver qu’il existe un cinéma capable d’une part, de filmer avec style les tourments existentiels de ses personnages (au prix d’une grande attention portée au quotidien) et, d’autre part, de pointer sans nous le signaler une forme d’inquiétude strictement humaine. Et qu’il faut le défendre contre un autre, qui tente la même chose en fonçant tête baissée dans la suante performance. Entre Turning gate et ce cinéma-là, se joue la différence entre, par exemple, 21 grammes de plumes et 21 grammes de plomb.