A ceux qui ne connaissent pas encore les joies de l’hypnose, on conseille vivement d’aller se jeter en pâture au dernier film d’Apichatpong Weerasethakul, Tropical malady. Jeter en pâture, oui, car se joue ici quelque chose de l’ordre du sacrificiel, d’un renouvellement du contrat qui lie le spectateur à son film, où la salle serait l’autel, le réalisateur un grand prêtre ordonnateur, le film une entité divine ou extraterrestre dotée d’un envoûtant magnétisme. Un plaisir de l’engourdissement, de la tétanie, de l’abandon de soi risque bien de saisir tout spectateur qui sera arrivé au terme de l’oeuvre la plus étrange de l’année. Pour autant, à la différence d’expériences plastiques qui abasourdissent le spectateur de leurs maléfices, lui interdisent tout travail de réflexion (La Vie nouvelle de Philippe Grandrieux), Tropical malady perd le spectateur entre chien et loup, quelque part entre raison et déraison, réel et mythologie, dans cet indistinct entre-deux qui insinue un vertigineux doute de la vision.

L’histoire ? Difficile de résumer un film qui tient moins à son scénario qu’à sa capacité d’enchantement et de diffraction des sens, de diffusion discrète mais inexorable d’une magie vénéneuse. De jeunes militaires, des amours homosexuelles, une ville sentimentale, une bête lycanthrope, un fantôme, une jungle, autant de motifs qui s’organisent d’une manière absolument pas orthodoxe, traversée d’influences multiples (le conte, le cinéma, l’art contemporain, le jeux vidéo). Tropical malady est à sa manière un film d’aventure : une aventure intellectuelle tout autant que charnelle, conceptuelle tout en tirant les bénéfices de moteurs plus directement instinctifs que sont le suspense ou la peur. Comme son prédécesseur, le sublime Blissfully yours, Tropical malady est cassé en deux, si bien qu’un autre film semble commencer en son milieu. Un film ? Deux ? Cette question n’a strictement aucune pertinence tant le film de Weerasethakul sort des sentiers cartésiens pour explorer les contrées du délire opiacé.

Cette part d’exotisme narratif, qui entame un récit à la frontière du soap sentimental et du cinéma d’auteur pour ensuite lui substituer un récit mythologique où les sens sont rois, organise un tracé où l’envers et l’endroit se confondent. Ainsi Tropical malady travaille par contagion de sens, effet de porosité. Plutôt que de construire un récit fondé sur la continuité, le film noue des fils invisibles entre ces deux parties, tout à la fois distinctes et semblables, en vertu d’une logique de rêve qui associe et dissocie, reprend et réinterprète des motifs et des personnages. Comme la matière est consubstantielle à l’anti-matière, la seconde partie s’organise sur les ruines, les souvenirs de la précédente. Comme si les fictions que nous avions l’habitude de voir vivaient encore dans la physique du XIXe siècle là où Tropical malady est entré depuis longtemps dans celle du XXIe. Diurne et nocturne, éveil et somnambulisme, sentimentalité et pulsions sexuelles, civilisation et sauvagerie, ville et nature, autant de contraires qui semblent se vampiriser les uns les autres, au bénéfice des seconds. Au final, il ne reste plus, littéralement, qu’une image qui nous dévore des yeux. Tropical malady est un chant d’amour malade et cannibale, rien moins qu’un récit de dévoration.