Un voyage scolaire qui bascule dans le film d’espionnage. Dans cette idée insensée qui ouvre le  troisième chapitre de Trois souvenirs de ma jeunesse, on trouvera un parfait condensé du cinéma de Desplechin, soit un immense désir de fiction qui s’ouvre comme une trappe sous les pieds des personnages. On pourra voir aussi une forme d’ironie dans le fait que ce souffle fictionnel, après lequel Desplechin court depuis ses débuts, arrive à maturité au moment où ce dernier se met à filmer des adolescents. Il y a pourtant ici comme une évidence : le monde, chez Desplechin, est décrit depuis le cœur vaillant d’un garçon de 18 ans.

Cette maturité s’élève sur une duperie, consistant à présenter Trois souvenirs de ma jeunesse comme un prequel à Comment je me suis disputé – fausse piste dont semble se délecter Desplechin, qui a toujours cru aux vertus du mensonge. En cela il ne fait que reproduire, de manière plus aiguë, un principe de son cinéma : l’affabulation, l’exagération, le désir pour ses héros d’en rajouter, pour que l’idiotie du réel se transforme en intelligence romanesque. L’idée était déjà présente dans Comment je me suis disputé, où le petit Paul Dédalus tentait d’écrire un « récit vengeur à la Stevenson » pour décrire en des termes cruels la médiocrité de ses parents. Tout est dans l’image de ce petit garçon surdoué qui pirate le roman familial dans le dos de ses géniteurs. Trois souvenirs de ma jeunesse est à sa manière un appendice mensonger et délirant, rédigé par l’imagination maladive du jeune Dédalus.

Si ce mensonge romanesque s’épanouit enfin, c’est parce que Trois souvenirs se déleste assez vite de cet affect qui grippe souvent le cinéma de Desplechin : une forme de ressentiment et de haine à l’égard d’une médiocrité du réel, que cristallise l’obligation d’avoir une famille, et d’où vient que l’entrée en fiction des personnages se fait généralement au prix de la cruauté envers les proches. Il y a, disséminée dans la filmographie de Desplechin, des déclarations de haine d’une rare violence, parce qu’il sent qu’il tient là des petits mécanismes idéaux pour faire grimper l’intensité des affects et accélérer ses récits. Cela ne manque pas d’arriver, dès les premières minutes de Trois souvenirs : le premier souvenir nous ramène à l’enfance de Paul Dédalus qui, du haut d’un escalier, hurle contre sa mère à qui il interdit de monter – c’est la seule apparition de la mère de Dédalus et c’est un cauchemar. La scène, peut-être la plus faible du film, n’est là au fond que comme un coup d’accélérateur donné au récit, une entrée en fanfare dans les souvenirs de Dédalus qui finiront par s’apaiser. La mère mourra peu après, et il faudra à peine plus de temps pour que s’évanouisse la fade figure du père.

Après ce premier épisode laborieux qui renoue avec la veine la plus amère de Desplechin, le récit, enfin débarrassé des parents, peut prendre son envol. Ici s’ouvre la trappe qui fait basculer la vie dans le film de genre, selon le protocole par lequel Desplechin appréhende ses films (si ce n’est la réalité). La trappe est matérialisée par une usurpation d’identité, découverte alors que Dédalus, adulte, rentre en France après huit ans d’absence parce qu’il a accepté un poste au Quai d’Orsay.  Lors d’un interrogatoire, Paul narre à l’enquêteur (André Dussolier) l’épisode qui est à l’origine de ce dédoublement de son identité civile : adolescent, il fut chargé de l’offrir, par l’entremise de son passeport, à un jeune Russe juif désireux de fuir en Israël. L’épisode évidemment rappelle la Sentinelle, récit d’aventure où un étudiant en médecine, joué par Emmanuel Salinger, s’embourbait dans une intrigue labyrinthique. On sent là toute la jouissance éprouvée par Desplechin à mettre en marche ce récit conçu comme une petite machine qui, une fois actionnée, produit de la fiction à elle toute seule.

Arrivé là, Trois souvenirs s’est délesté de toutes ses peaux (famille, identité), et Dédalus, orphelin de tout, peut enfin rejoindre les dédales clandestins de la fiction, laquelle prendra la forme d’un grand roman d’apprentissage amoureux, sobrement intitulé « Esther ». Adolescent, Dédalus fait des études d’anthropologie à Paris, vit dans une studette et rejoint tous les weekends ses amis à Roubaix, où il a grandi. Et l’on comprend vite que les deux premières parties, aussi courtes que tortueuses, avaient bel et bien vocation à préparer cette troisième. C’est-à-dire à faire disparaître presque toutes les figures adultes, les unes après les autres, jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’une maison remplie d’adolescents autosuffisants. Voilà donc l’Arcadie de Depleschin: des adolescents abandonnés à eux-mêmes, occupés à leurs histoires d’amour et d’amitié, faisant leurs humanités, bien loin des adultes décevants. Aux affinités imposées, se substituent les affinités électives, où l’on choisit ses amis autant que ses peines : ainsi de cette anthropologue bienveillante, unique figure d’autorité élue et chérie par Dédalus, ou de la chute du mur de Berlin, vécue comme un drame intime de la fin de l’enfance. Dans l’entretien qu’il nous accordé, Desplechin révèle, logiquement, que Moonrise Kingdom a partiellement inspiré son film, le film de Wes Anderson fonctionnant sur une semblable haine des adultes, et le même principe d’un petit noyau d’élus partageant une haute idée de la vie.

C’est ici, en esquissant le portrait d’une génération, que Trois souvenirs renoue avec Comment je me suis disputé. A l’inverse de Mia Hansen-Love, d’Assayas ou de Larry Clark récemment, Desplechin se tire à merveille de ce portrait, parce qu’il ne fait pas passer la fétichisation d’une « culture jeune » avant la poursuite de son récit. Ce qui l’intéresse dans cette jeunesse, c’est davantage son degré d’imperméabilité au monde, l’autisme de bande qui permet à lui seul de protéger le récit de tout ce qui le menace. Se devine une vitalité formelle qui tient de l’euphorie, de  split-screens inattendus en mouvements de caméra que Desplechin avoue avoir volés à un film qui l’a toujours obsédé : Le temps de l’innocence de Scorsese, dont il semble vouloir s’approprier la substance mousseuse et romanesque, légère comme le vent qui tournerait les pages d’un grand roman d’amour épistolaire. Il faut d’ailleurs prendre au sérieux le titre de ce chapitre, lequel, bien qu’il commence sur le portrait d’une bande d’amis, se resserre progressivement sur le couple Paul-Esther et sur un sentiment amoureux que Desplechin n’a jamais aussi bien filmé. Peut-être parce que filmer les femmes a toujours permis au cinéaste de renouer avec une forme d’innocence du récit. Ce basculement du masculin au féminin était déjà au cœur de Comment je me suis disputé, où la captation fascinée d’Esther finissait par nous distraire du récit de Paul Dédalus.

Si Le temps de l’innocence est un bout du spectre des influences de Trois souvenirs, Vertigo (dont le thème, légèrement modifié, retentit à un moment) en est un autre. Le personnage d’Esther emprunte à Madeleine son vague à l’âme, cette manière de « partir loin » dans la mélancolie qui donne le sentiment d’épaissir le mystère de son âme à mesure que le film avance. Esther a ce mélange de génie féminin et d’effronterie, une effronterie qui impressionne Dédalus parce qu’elle est synonyme de liberté. Desplechin révèle là un talent qui au fond a toujours été le sien : révéler la photogénie ontologique des actrices, capter l’émergence d’un cogito féminin qui se matérialise par la transformation à même l’écran de son actrice – Esther devient de plus en plus belle. On a toujours le sentiment qu’il triche moins dès lors qu’il bascule du côté de ses personnages féminins, parce qu’à l’inverse des hommes, ses héroïnes peuvent se passer d’une connaissance livresque du monde et d’un désir de le coder pour le comprendre (Esther maîtrise parfaitement le grec ancien, mais le délaisse par ennui) – pour comprendre le monde, les sentiments leur suffisent.

A la fin du troisième volet, Dédalus adulte (Matthieu Amalric) marche sur un pont après s’être souvenu de ces trois chapitres de sa vie. Des feuilles volantes tournoient dans les airs, et sur ses feuilles s’entassent des lignes indéchiffrables en grec ancien – langage codé, opaque, qui est comme le résumé du rapport qu’entretiennent la plupart des personnages de Desplechin avec le monde. A ce langage codé viendra répondre le dernier plan, qui est tout l’inverse : un plan gelé sur le regard d’Esther, venant éclairer de sa simplicité la pensée tortueuse d’un personnage, Paul, avatar du cinéaste, contraint de se plier finalement à l’évidence lumineuse du visage aimé.