Avec Deepwater, Peter Berg laissait de côté le choc des civilisations. Les ennemis classiques du blockbuster sécuritaire (le djihadiste de Du Sang et des larmes, l’alien de Battleship) cédaient la place à un autre, plus abstrait : la défaillance humaine à l’origine de l’explosion de Deepwater Horizon, la plate-forme pétrolière dont l’incendie causa une marée noire historique. Typique du film-catastrophe, l’absence de camp adverse laissait à Berg tout le loisir de s’attarder sur une ode à l’Amérique springsteenienne, modeste mais robuste, pas loin de celle de Friday Night Lights. Il en ressortait une épopée à la fois technocratique et écolo, enivrée par la superbe des hommes au travail et de leurs joujoux colossaux – navires, hélicos, foreuse, etc.

Traque à Boston marque-t-il son retour aux affaires de sécurité nationale ? Oui et non. Le film présente l’occasion de faire fusionner tous les pans d’une filmographie protéiforme (la tendance ricanante de Very Bad Things et Hancock mise à part). Sur le papier, l’argument rappelle l’ambigüité passionnante du Royaume ou de Du Sang et des larmes : la reconstitution réaliste, quasi documentaire, de faits récents, proche des images encore fumantes de CNN, s’y diluait dans un langage d’actioner patriote. Tranchant, frontal, le découpage abolissait la distance attendue face à de tels dossiers géopolitiques, et imposait une capiteuse mixture de cinéma-vérité et de gunfights implacables.

Retraçant le double attentat du marathon de Boston en 2013, Berg s’attaque a priori à une hybridation du même tonneau. Sauf que la bataille se livre cette fois à domicile : nuance de taille, autorisant Berg à mêler ses marottes contre-terroristes à l’éloge du prolétariat vertueux qui faisait le prix de Deepwater. Le peuple est partout, rassemblé autour de la course disputée lors du Patriot’s Day (fête de commémoration des premiers combats de la révolution américaine), puis mêlé à la traque fiévreuse menée par les forces de l’ordre locales, mobilisées comme un seul homme devant l’abjection. Ratissée, fouillée, retournée sens dessus-dessous, l’agglomération de Boston offre le terrain rêvé pour tracer le croquis hirsute de ce peuple-là, fait d’hommes de la rue, de héros d’un jour en uniforme – Wahlberg endosse toujours aussi aisément celui du flic kakou -,  et de petites mains s’agitant pour éponger le sang de la patrie.

Le portrait a un goût de déjà-vu : c’est que les diverses représentations post-9/11 ont presque forgé un genre à part entière. Ce genre, qui va d’une certaine frange du destruction porn jusqu’à Sully, est moins porté sur les guerriers que sur les silhouettes en gilets fluorescents qui font d’habitude office de voitures-balais, reléguées à l’arrière-plan et traitées comme une masse grouillante d’experts condamnés à l’anonymat. Chez Eastwood comme dans Deepwater et aujourd’hui Traque à Boston, voilà que les silhouettes se rebiffent et dévorent le champ : prenant le temps de filmer leurs gestes, de les faire respirer dans chaque plan, Berg traite l’infirmier, l’huile du FBI ou le quidam téméraire avec une attention égale, chacun trouvant sa place dans le flot de montages alternés dont se compose le film.

Mais quelque chose distingue son approche de celle d’Eastwood, ainsi que des tributes larmoyants dédiés aux fonctionnaires de l’extrême (du style World Trade Center d’Oliver Stone) : c’est que le penchant chevaleresque de son cinéma vient se greffer sur ce tableau naturaliste, et réussit parfaitement à faire corps avec lui. Car la traque musclée menée par les flics n’est pas oblitérée pour autant. Si le premier tiers, obnubilé par la charpie et les corps disloqués sur la ligne d’arrivée, laisse croire que les secours vont totalement piquer la vedette à la police, Berg instaure vite une forme d’alternance équitable entre chaque corps de métier. La rage revancharde de Wahlberg et de ses collègues est bien là, transformant l’ensemble en western bagarreur ; mais en la logeant à la même enseigne que les efforts des sauveteurs ou des médecins, le montage fait de leur riposte furieuse une manière comme une autre de raccommoder l’Amérique – et du film un beau portrait kaléidoscopique.

Le génie épique de Berg atteint ainsi son meilleur, donnant à voir la beauté d’un travail d’équipe mené par une ville entière, et celle de prouesses policières dissoutes dans l’héroïsme de la collectivité. De quoi faire oublier les légères réserves que pouvaient inspirer, ça et là, ses précédents faits d’armes (ce petit côté tambour et trompettes, façon George Cosmatos en culottes courtes) : ici, ce n’est pas la grande cavalerie militaire que l’on charge de venger le peuple, mais c’est le peuple qui forme une chaine pour ressouder les morceaux de chair éparpillés sur le bitume, et recomposer le corps vaillant de la nation. Tout avait commencé par un rituel athlétique, et tout finira – sans trop en dire – non loin d’un stade de baseball : dans l’Amérique de Peter Berg, la sécurité nationale reste le plus beau des sports collectifs.

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