La comédie de l’été ? Disons le d’emblée: il risque d’y avoir un léger malaise dans les rangs des spectateurs encouragés à venir se tenir les côtes devant Toni Erdmann, beau film triste vendu dans les habits aberrants d’un feel good movie. Espérons néanmoins que, même trompés sur la marchandise, ils lui feront un triomphe semblable à celui que lui a fait la presse à Cannes. Et si l’on s’explique mal qu’il ait pu déclencher alors l’hilarité que l’on sait, il n’y a évidemment pas lieu de s’étonner de ce que son distributeur souligne aujourd’hui à gros trait le potentiel de comédie que le film ne fait, en vérité, que semblant de suivre – à l’exception d’un épisode nudiste au tempo comique en effet redoutable.

Car le comique y est un moteur moins pour le film que pour ses personnages, qui eux-mêmes n’y trouvent qu’un déguisement, déposé sur une humeur plutôt morose. Ainsi le Toni Erdmann du titre n’est pas un personnage mais un costume: celui (perruque filasse, dents infectes) qu’endosse avec une conviction moyenne un certain Winfried, pour tenter sans grand effet de dérider son entourage accablé par son quotidien de traîne-savate. Winfried a la soixantaine et n’a, on le devine, pas fait grand chose de sa vie, sinon un million de blagues, tendance farces et attrapes, et une fille, Ines, qui est à l’inverse l’ambition incarnée et sillonne le globe en redoutable petit soldat du néo-libéralisme. Chacun son costume: à Winfried la moumoute glauque du bout-en-train rattrapé par la vie; à Ines l’uniforme glacial de la workaholic au bord de la crise de nerf. Et entre les deux, une cohabitation forcée en Roumanie, où Ines travaille et où Winfried la rejoint dans l’espoir double de la dérider et d’apprendre à la connaître. Sauront-ils se retrouver ? Ines retrouvera-t-elle le goût de la vie grâce à ce père un peu relou mais avec un coeur gros comme ça ? Voilà le canevas: celui d’une comédie morale sympa, le genre qui s’expédie en quatre-vingt dix minutes avec répartition équitable des rires et des larmes. Ce que n’est pas vraiment Toni Erdmann, qui dure presque le double, mais sans jamais donner l’impression non plus d’avoir été fait dans le dos de cette formule attrape-multiplexe. D’ailleurs, au fond, son récit s’en approprie à sa manière, et jusqu’à son dénouement, à peu près tous les codes.

C’est dans le détail que le film creuse sa singularité, et il n’est fait que de ça: détails des situations, détails des affects, des intentions, dont le potentiel de gag est systématiquement dissous sur toutes les gammes du malaise. Le canevas de comédie populaire commandait que le père mette radicalement les pieds dans le plat, et que la fille se consume dans l’embarras face à ses collègues de bureau. Or le film tempère systématiquement ces moments-là: le père amorce une blague, la regrette déjà, poursuit mollement sous le regard inquiet mais poli de l’assistance, veillant à ne pas accabler trop la fille; et la fille en retour se raidit, mais pas tant que ça, balance constamment entre gêne et empathie, entre colère et mélancolie. Chacun, en somme, n’en finit pas d’être déchiré entre l’emprise de ce qu’il est et le souhait de ce qu’il voudrait être, entre ce qu’il devrait faire et ce qu’il n’arrive pas à ne pas faire. Dans l’intervalle se dessine un beau et douloureux portrait de l’amour filial, entièrement déterminé par l’exploration de la honte. Et si le film est bel et bien un récit d’apprentissage pour Ines, c’est au regard de ce sentiment commun à tous les enfants, qui grandissent une première fois en découvrant la honte que leur inspirent leurs parents, et une deuxième en leur pardonnant d’avoir été si peu héroïques, une fois remisées les exigences folles de l’enfance. Le film, à ce titre, ne se conclut pas pour rien dans une maison que l’on vide pour cause de décès, pleine de souvenirs soudain mis à nu: breloques, vieilles boites,  foutoir penaud sous la poussière.

À qui avait vu le très beau Everyone else, il n’aura pas échappé que Maren Ade poursuit là un semblable programme, tout aussi minutieux. Tout comme Toni Erdmann est une vraie-fausse comédie père/fille, Everyone else était un vrai-faux drame conjugal, et la femme s’y révélait, comme Winfried, un clown triste; et l’homme déjà, comme Ines, avait honte. Toute la finesse du cinéma de Maren Ade se joue sur ce terrain d’hésitation constante: devrais-je avoir honte ? Faut-il avoir honte ? Et si j’ai honte, est-ce le signe que je n’aime pas ou la condition de cet amour, sinon sa preuve ? Explorer les sentiments, pour la cinéaste, revient à explorer la honte parce que c’est explorer à travers elle toutes les nuances du doute, et l’épuisant jeu de masques à quoi toute relation est contrainte. Et tout son talent, sensible dans une écriture scrupuleuse et une mise en scène très fine sous son apparente platitude, consiste à installer le spectateur sur la même ligne de doute que les personnages, en sorte que la moindre situation peut se charger d’une tension extrême, faute de pouvoir en interpréter clairement les enjeux. Surtout: il est remarquable qu’un cinéma aussi cérébral puisse, à contre-courant de l’école berlinoise dont Maren Ade est issue, accoucher finalement d’émotions aussi simples et généreuses que celles que réservent les derniers moments de Toni Erdmann. Bref: filez voir la comédie de l’été.

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