Après la cuisine taïwanaise, Jane Austen, l’émancipation sexuelle et la guerre de Sécession, Ang Lee, auquel il serait difficile de reprocher un manque d’éclectisme, s’attaque aujourd’hui à un genre crépusculaire qui connut une très longue heure de gloire à Hong Kong, le wu xia pian, mélange détonant de kung fu et de fantastique. Tigre et dragon s’inscrit dans une tradition cinématographique nationale illustrée avec brio par des auteurs tels que Cheng Cheh ou King Hu, dont on garde en mémoire les remarquables L’Auberge du printemps et A Touch of zen qui constituèrent, en leur temps, un véritable aboutissement dans le domaine. Les spectateurs occidentaux n’ont guère eu l’occasion de se familiariser avec le wu xia pian, peu diffusé hors des frontières asiatiques et détrôné depuis quelques années par un cinéma d’action plus réaliste. Tsui Hark a certes redoré le blason du genre mais sans bénéficier des atouts majeurs qui sont ici à la disposition d’Ang Lee, puisque, en s’assurant de la participation financière de la Warner Bros, il relève le défi d’un film produit en grande partie par Hollywood mais tourné entièrement en langue chinoise.

On sait les studios américains frileux et la mise en chantier d’un tel projet constitue un indéniable tour de force qu’a certainement rendu possible la présence au générique de comédiens connus du public d’outre-Atlantique, comme Chow Yun Fat et Michelle Yeoh. Quoi qu’il en soit, cette situation aura permis au réalisateur de jouir du confort technologique yankee aussi bien que des hautes compétences du chorégraphe chinois Yuan Wo-Ping qui fit ses armes chez les frères Shaw, avant de passer lui-même à la mise en scène et d’accéder à la reconnaissance internationale en coordonnant les combats de Matrix. Si Ang Lee est évidemment le maître de cérémonie de la résurrection du wu xia pian, la réussite de Tigre et Dragon tient pour beaucoup à sa collaboration avec lui. La conjonction de leurs talents mène en tout cas à un remarquable spectacle de cinéma dont la virtuosité technique -qui atteint des sommets dans une scène anthologique de combats aériens défiant toutes les règles de l’apesanteur pour se métamorphoser en une hallucinante danse de mort- n’est jamais gratuite.

Celle-ci demeure au service d’un scénario complexe : les personnages sont travaillés en profondeur, notamment les deux figures féminines centrales, l’opposition canonique entre bien et mal regorge d’ambiguïtés et Ang Lee s’offre le luxe d’une structure narrative peu conventionnelle au sein de laquelle il développe un long flash-back (plus de trente minutes) qui, en mettant soudain son récit entre parenthèses, fait basculer Tigre et Dragon dans un climat mystérieux et entêtant. Cet étourdissant ballet tragique autour d’une épée nommée Destinée se teinte alors de nuances poétiques qui arpentent tout le spectre du merveilleux avec grâce et inventivité. Les harmonies fantastiques déclinées permettent à Ang Lee de composer un tableau éblouissant aux multiples lectures possibles qui est, à ce jour, son œuvre la plus sombre et la plus belle.