La grande idée de The World, c’est son cadre. Pas le monde, comme semble l’indiquer son titre, et dont l’accès facilité sert aujourd’hui tout un socle de films tendance branchés par une hypothétique nouvelle apesanteur des images (jusqu’au plus vieillots et académiques qui soient : voyez très bientôt La Moustache d’Emmanuel Carrère, qui flotte jusqu’à Hong Kong et Bali). The World se déroule dans un lieu confiné à l’extrême, un parc où sont exposés les modèles réduits des plus hauts lieux touristiques de la planète, réunis en une sorte de grand manège hi-tech : Taj Mahal, Tour Eiffel, Big Ben, Pyramides d’Egypte, Manhattan, etc. Dans ce parc de la banlieue de Pékin nommé « The World » (bien réel), Jia Zhang-ke a posé sa caméra, suivant le destin de quelques personnages (de fiction) comme les autres.

Le film suit particulièrement Tao, une jeune danseuse, au moment où son petit ami Taisheng, un gardien de sécurité du parc, se laisse envoûter par une autre en secret. La méthode Jia a fait ses preuves, et il n’est pas vraiment neuf d’en faire l’apologie : virtuosité caressante des mouvements d’appareil, durée hypnotique des plans, précision du geste néoréaliste qui permet de transformer n’importe quelle scène anodine en ambitieuse exploration sociologique de la Chine contemporaine. Quelle avancée ici ? Aucune, sinon une manière assurée de prolonger un système bien défini : grâce au décor bien sûr, cocasse et visible par dessus tout mais que Jia, sans la moindre ironie facile, transmute en lieu immédiatement familier ; grâce à l’utilisation, enfin, de séquences d’animation illustrant l’envoi des SMS et annonçant rendez-vous inattendus, bifurcations et modulations en direct d’un récit porté par mille potentialités. Le virtuel, ici (du parc, des SMS), actualise sans cesse le réel, régissant, dirigeant, organisant personnages et désirs. Le message sur l’importance de ces espaces virtuels et le paradoxe contemporain d’une Chine travaillée en son creux par les vertiges de la mondialisation est assez exemplaire. S’y joue la force et la limite de The World : métaphore cristalline, oui, et après ? Retour aux plus archaïques fondements de la chronique et du mélodrame.

Le film part sur les chapeaux de roue, livre ses plus belle scènes dès son début : travelling dans les coulisses d’un théâtre où se préparent les danseuses, spectacle à la prodigieuse beauté artificielle, séquence surtout du départ à l’aéroport d’un ex de Tao passé une après-midi la voir dans le parc. S’il faiblit rarement, le rythme lent et envoûtant du film n’en demeure pas moins comme lancé sur des rails qui l’empêchent de se frotter à l’inattendu : la chronique se déplie en feuilleté, progresse en toute sérénité et impose rapidement ses limites. Voyez le passage sur la mort de l’attardé mental au chantier : rien de moins naturel, rien de plus anodin que ce passage sensé cibler les conditions de travail déplorables qui accompagnent la modernisation galopante de Pékin. Reste un talent en roue libre, celui de Jia à rebondir sans cesse par éclats (toujours une scène, un plan pour rattraper l’ensemble). Rien n’empêche cependant de penser que le mouvement même du film, transformation d’un formidable personnage de cinéma (Tao, si mystérieuse durant la première partie) en petite Cosette de gris mélodrame (la dernière partie un peu complaisante) annonce une baisse de régime plus large. Jia, artiste de la marge, vers l’académisme et l’embourgeoisement qui ont englouti tant de cinéastes chinois avant lui ? Réponse bientôt.