On ne sait pas quel sort le public réservera à The Dictator mais, au moment où celui-ci rejoint les salles, le meilleur du film a déjà été vu. Cette partie-là, c’est évidemment la promo forcenée menée par Sacha Baron Cohen, dont la bouffonnerie n’est jamais plus payante que dans ce cadre, celui des plateaux télé où, selon la formule éprouvée depuis Borat, SBC s’invite costumé pour parler dans la voix de ses personnages. On l’a donc vu parader ces derniers mois sous les traits de son dernier avatar, l’amiral général Aladeen, leader suprême de la République imaginaire du Wadiya, héros de ce film venu prendre le relai de Borat et Brüno. Sauf qu’à la différence de ces deux-là, la frontière ici reste étanche entre l’abattage promotionnel de SBC et le film proprement dit. Avec The Dictator, SBC change de masque et de scène, et c’est une double erreur stratégique. Chaussant la barbe d’un tyran moyen-oriental inspiré à parts égales de Kadhafi, Saddam Hussein ou Kim Jong-il, il choisit une cible identifiable, plus facile, et surtout, impossible à concurrencer : élisant pareils bouffons, il se condamne à être à la remorque de ses modèles, qui furent tous trois plus inventifs dans l’obscène absurdité de leur spectacle. Avec eux, il se condamne à faire la caricature d’une caricature – effort vain, coup d’épée dans l’eau. Et le fait que l’intrigue tourne autour d’une histoire de sosies parle, malgré le film, pour cette impasse : singeant une idiotie qui était elle-même déjà bigger than life, l’ambition satirique est réduite à la production d’une simple doublure. Ensuite, si le film reprend des deux autres la trame du « fish out of the water » et du choc des cultures (remplacé par un sosie et privé de sa barbe, Aladeen se retrouve livré à lui-même, incognito, dans New York), SBC s’extirpe cette fois-ci des eaux du réel arpenté en caméra cachée, pour se plonger dans le grand bain de la fiction pure. C’est peu dire qu’il s’y noie.

Pourquoi l’abattage de SBC, souvent payant jusque-là, semble-t-il d’un coup aussi péniblement poussif ? C’est que, frottant la farce sur la maille rugueuse du réel – ou disons, d’une réalité, celle de l’Amérique, cible des trois films -, les deux précédents films situait la farce précisément dans cette réalité-là, révélant qu’elle était, elle-même, la vraie farce. Que les quidams ou les officiels croisés sur la route de Borat et Brüno puissent effectivement croire à l’existence de ces personnages-là constituait l’efficace-même des gags, qui du coup ne révélaient leur force qu’avec un temps de retard, au moment où leur écho se répercutait dans ce grand vide – vide ahuri de l’époque, des médias, de l’Amérique moyenne. Ici les gags (à force d’acharnement, SBC en réussit quelques-uns, une poignée, évidemment) laissent place à un autre type de silence, un autre vide. Ce vide-là, on sent bien qu’il ne demande qu’à être rempli par des rires enregistrés, ceux de la télévision qui est le milieu naturel de SBC. Privés de cette ponctuation, ils laissent s’engouffrer, la plupart du temps, un vent de consternation, qui vient siffler plus d’une fois sur les 83 longues minutes que dure le film.

Si ces moments de flottement semblent requérir aussi naturellement l’assentiment factice des rires enregistrés, c’est aussi que le film entier procède d’une logique de second degré qui est par nature contradictoire avec le type de fiction auquel il prétend. On sait bien qu’à la télé ces rires viennent moins couronner l’efficace d’un gag que celui d’une performance. Ils s’adressent aux acteurs, et pas aux personnages : pendant que le public virtuel s’étouffe, c’est l’acteur qui prend la pose, et fait décrocher la fiction le temps de ce satisfecit. C’est d’ailleurs la beauté des sitcoms, entièrement dédiées au jeu, à l’éloge non masqué de la performance, et qui ne peuvent, par définition, se passer de ces rires chronométriques qui sont là pour la rendre visible. Le problème de la performance de SBC c’est qu’elle voudrait se montrer et en même temps se rendre invisible. On a régulièrement loué, depuis Borat, sa sidérante capacité à se fondre dans ses personnages, à ne faire plus qu’un avec eux, dans les films comme au-dehors. Sa logique procédait pourtant de l’exact contraire : avec cette vampirisation, c’est le génie revendiqué de SBC qui se signalait sans interruption – on ne voyait que lui. Et dans le cadre de canular qu’il s’était choisi, c’était une logique assez payante : les dupés faisaient rire précisément d’être dupes, de ne pas avoir reconnu Sacha Baron Cohen derrière Borat, derrière Brüno, ils faisaient rire d’opposer leur incurable premier degré à la bouffonnerie dans laquelle on les piégeait. Face à d’autres acteurs, au milieu d’un bal costumé généralisé, cette connivence-là n’a plus lieu d’être, et pourtant c’est elle qui tout au long du Dictator nous fait des clins d’oeil forcés.

Pourquoi le film est-il mille fois moins drôle que Rien que pour vos cheveux, dont le terrain est proche et auquel on pense souvent ? Parce que le génie d’Adam Sandler consiste à jouer au premier degré un super agent du Mossad reconverti en coiffeur à mémères – comme le génie de Will Ferrell, brocardant l’Amérique dans les fictions d’Adam McKay (Ricky Bobby roi du circuit, Frangins malgré eux) consiste à croire absolument à l’innocence débile de ses personnages. SBC lui trône au-dessus d’Aladeen et du reste, qu’il regarde depuis le siège de connivence forcée où l’a installé Borat et d’où il n’en finit pas de nous faire des clins d’oeil. Cette malhonnêteté-là, qui est avant tout une incompréhension foncière des ressorts de la comédie, rend d’autant moins supportables les timides velléités subversives du film – qui, tapant sur tout le monde, ne tape plus sur personne, et se résout dans une tirade aussi peu inspirée que peu courageuse sur le fond fascistoïde de l’Amérique post-11/09 (sans blague?). Triste destin que celui de l’amiral Baron Cohen, dont la maigre artillerie comique n’enfonce plus que des portes ouvertes.