Par quel bout prendre Tetro, 21e film de Francis Ford Coppola, histoire de famille tournée en Argentine et en numérique, deux ans après L’Homme sans âge ? Il faudrait, idéalement, l’aborder tel qu’il se présente à nous, c’est-à-dire : avec l’évidence simple des chefs d’œuvre. Il faudrait se contenter de ça plutôt que chercher à le situer à tout prix, réserver à sa beauté solitaire le triste accueil d’un commentaire comparatif. Quelle place pour Tetro, dans l’oeuvre de Coppola, quelle place parmi ses contemporains ? Pas évident, quand même, de couper à de telles questions, au sujet de Coppola qui, jusqu’à L’Homme sans âge, avait disparu des écrans pendant dix ans et qui s’offre, avec Tetro, un éblouissant retour.

Le situer dans l’oeuvre, d’abord. Tetro est le deuxième film écrit de la main de Coppola (après Conversation secrète), le deuxième qu’il tourne en noir et blanc – après Rusty James. Difficile de ne pas penser à ce dernier puisque c’est, encore, une histoire de frères, et d’ailleurs il y a, derrière les deux films, et de l’aveu de Coppola, une même inspiration biographique. Comme dans Rusty James, le cadet idolâtre l’autre, dont la présence est d’autant plus magnétique qu’elle est intermittente, gorgée de mystère. Mais dans Tetro il y a, aussi, un père, un père qui pèse, un ogre dont la puissance froide évoquerait plutôt Le parrain – et d’ailleurs ce père compositeur, lui aussi, revient d’un souvenir d’enfance de Coppola, c’est, en partie, son propre père. Voilà pour l’intertexte : Tetro est, encore, une histoire de famille. C’est aussi, encore, une histoire où les temps se mêlent. On a souvent dit combien le cinéma de Coppola était obsédé par le temps, combien il en faisait le motif privilégié de ses récits, mais fond, ce qui travaille, c’est, plus précisément, la question des générations, et à ce sujet les films partent toujours d’un même problème. À un personnage est assigné, sur l’échelle des générations, une place qui est, soit difficile à tenir (c’est la question de la succession, du Parrain à Tetro), soit elle n’est, tout simplement, pas la bonne, parce que le personnage vieillit trop vite (Rusty James, Jack), parce qu’au contraire il rajeunit (L’Homme sans âge), parce qu’il est d’un autre temps (Peggy Sue s’est mariée, Dracula). Là aussi il y a une aberration, le ruban des générations ne s’est pas déroulé comme il faut, et cela donne lieu à une révélation dont on ne dira rien sinon que, faite par le personnage de Vincent Gallo, elle offre au film une scène stupéfiante de beauté.

Situer Tetro parmi ses contemporains, ensuite. La réception du film à Cannes fut, pour le moins, étonnante. Présenté en ouverture de la Quinzaine des réalisateurs (puisque Thierry Frémeaux ne le jugeait pas digne de la sélection officielle – c’est-à-dire, moins digne que Gianolli, Noé, Park Chan-wook ?), Tetro y reçut un accueil favorable, mais guère plus. Quelque chose, visiblement, a brouillé les pistes : soulignant l’indépendance de Coppola, sa présence à la Quinzaine, et les commentaires qui ont suivi, l’ont aussi un peu cantonné à ça, comme si la liberté absolue de Tetro en faisait, d’office, un petit film, un beau film, certes, mais petit, une sorte de caprice aimable qui signalerait moins le génie intact de Coppola que l’idée que ses « grands » films sont, pour de bon, derrière lui. De fait, Tetro est un film déroutant, qui sans cesse conjugue le grand et le petit, tragédie et soap, souffle classique et audace expérimentale (les trouées en couleur, qui lui font courir le risque permanent du kitsch mais sont d’une beauté folle), un film qui donne le sentiment étrange de ramasser une ampleur étourdissante dans les contours étroits d’une miniature – au point qu’il semble entièrement conçu en studio alors que non, Coppola filme sur place, à Buenos Aires. Sous le poids déraisonnable des idées qui le constituent, Tetro pourrait bien asphyxier, s’égarer en chemin, et pourtant c’est le contraire qui se produit, parce que tout, ici, se resserre sur la ligne, fabuleusement rigoureuse, que forment le geste, le sujet.

L’intrigue, familiale, est complexe, mais le sujet est limpide. Quand Bennie, le plus jeune des frères, débarque dans la Boca pour retrouver son frère Tetro, celui-ci (Vincent Gallo, prodigieux de bout en bout) tarde à apparaître, il est réfugié dans l’ombre parce que, des ténèbres, il a fait son domaine. Et quand il apparaît enfin, aussitôt la mise en scène le relègue à l’obscurité, en fait à nouveau une ombre (une ombre identique à celle qui glissait sur les murs du château de Dracula), le retient derrière les projecteurs (artiste sans œuvre, Tetro fait le machiniste pour des pièces locales un peu minables, et alors le spectre lumineux qu’il braque sur d’autres devient une arme, une arme terrible nourrie de son aigreur), l’enfonce dans le continent obscur où une phrase assassine l’a, jadis, condamné. Cette phrase par quoi s’est abattue la nuit, c’est le père qui la formule, et la tragédie de Tetro est celle d’un vampire, c’est celle d’un personnage qui a appris à se tenir loin de la lumière parce qu’un autre l’a vampirisé. Un tel enjeu de cinéma, le plus primitif et le plus beau qui soit, autorise tout, et Coppola le porte à des hauteurs où à peu près personne, aujourd’hui, ne peut le rejoindre. Des ombres et de la lumière : le geste de Coppola est sans âge, le « cinéma électronique » n’était que le nouveau nom de la lanterne magique.