Metteur en scène de théâtre installé à Naples, Mario Martone, cinéaste, vient d’ailleurs, c’est-à-dire d’une certaine tradition théâtrale de recherche et d’expérimentation qui demeure vivace de l’autre côté des Alpes (et, dans une certaine mesure, de ce côté-ci). Cela ne lui donne pour autant aucun titre particulier à revendiquer du côté du cinéma. Ça tombe bien : il n’a rien à dire dessus, et Teatro di guerra se contrefout manifestement de toute référence à l’outil cinématographique qu’il utilise. Qu’à cela ne tienne, nous sommes là pour ça. Teatro di guerra raconte, ou plutôt montre, l’histoire d’une troupe de comédiens napolitains répétant, en pleine guerre de Yougoslavie, une tragédie d’Eschyle, dans le but de partir la jouer à Sarajevo. On craint le pire. On a tort : il s’agit de donner à voir, très exactement, un travail en train de se faire, et ceux qui le font (avec leurs idées, mon dieu, qui n’engagent qu’eux). La réussite d’un film n’est qu’une question de moyens employés : Martone ne cache pas les siens. Il a d’abord filmé les véritables répétitions de la pièce d’Eschyle qu’il mettait en scène avec sa troupe. Avec le matériel accumulé, il a bâti son scénario, et les comédiens de la troupe sont ensuite revenus sur les lieux de leurs exploits réels, mais pour jouer cette fois les personnages fictifs d’une histoire entièrement différente. Ce dispositif n’a d’ailleurs rien d’un prétexte, et les scènes « documentaires » de répétitions, fondues dans la fiction, basculent complètement du côté de celle-ci ; on ne le mentionne d’ailleurs que pour tenter d’expliciter cette affaire de moyens employés : la fiction prime, et tout devrait être permis pour la tenir, à condition de savoir ce que l’on fait. Martone paraît avoir quelques lumières sur la question, et n’a gardé du cinéma que ce dont il avait besoin : le puissant effet de réel que peuvent produire les images lorsqu’on laisse les événements véritablement advenir devant la caméra ; la possibilité de les trier ensuite, de les assembler (on dit aussi : monter) en un récit organisé, pour faire exister un monde.

Que le monde de Teatro di guerra -avec son chaos de corps, de paroles et de maisons vétustes, un caïd de quartier assassiné en pleine rue, des comédiens fumant des joints ou racontant aux enfants de terrifiantes histoires de sorcières, l’aube montant sur une terrasse de Naples un lendemain de fête, sous les cris de milliers d’oiseaux (l’un des rares mouvements d’appareil du film)- soit filmé le plus souvent caméra à l’épaule, en images sales et granuleuses, sur pellicule 16 gonflée 35, ne relève donc ni du maniérisme auteuriste (où la forme est exhibée comme fin), ni de la tarte à la crème « réaliste » (avec son souci fétichiste du moindre détail). Mario Martone est trop concentré sur son sujet -ou, plutôt, sur son regard- pour s’accommoder de telles béquilles. Ce qui ne l’empêche pas, à l’arrivée, de rejoindre par la bande quelques prédécesseurs méritants (on lui fera grâce des grands aînés italiens) : Renoir, Pialat… Il y aurait donc deux sortes de films : les films de cinéma (les plus nombreux, ce n’est pas une critique), et les films tout court (de plus en plus rares, c’est un constat). Teatro di guerra appartient sans conteste à la deuxième catégorie. Et c’est une assez réjouissante réussite.